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dignitaires de l’état, les ambassadeurs des puissances étrangères et les princes qui se trouvaient à Venise. La longue et vaste nef qui contenait tout le personnel du gouvernement de la république était également divisée en deux compartimens qui se communiquaient. Des figures ingénieuses, qui représentaient les vertus morales et politiques, la Justice, la Force, la Prudence, — les sciences, les arts utiles, les Muses, les Heures du jour et de la nuit, ornaient le pourtour de cette magnifique salle, au bout de laquelle siégeait le prince de Venise sur un trône d’or, comme Jupiter au milieu des dieux de l’Olympe. Les divinités de la mer, — Neptune apaisant les flots de son trident, Éole enchaînant les tempêtes, Téthys et ses nombreuses filles sortant de l’Océan pour venir s’égayer à la clarté des cieux, Vénus sur sa conque légère, qu’emportaient les Zéphyrs, un grand nombre de Tritons embouchant la trompette, — toutes ces créations charmantes de l’imagination grecque, qui se plaisait à personnifier les phénomènes de la nature, se déroulaient sur les deux faces extérieures du Bucentaure. La proue du navire était ornée d’un gros lion assoupi par l’Amour, et la poupe, portant l’étendard de la république, était soutenue par deux géans qui plongeaient leurs pieds dans la mer. Le toit, recouvert de velours cramoisi relevé de crépine et de fiocchi d’oro, réjouissait le regard et indiquait un sposalizio princier.

Le jeudi 17 mai de l’année 1792, les cloches de Saint-Marc, lancées à grande volée, annoncèrent la solennité de l’Ascension à un peuple enchanté, pour qui la vie était un spectacle continuel. Le doge Luigi Manini, ce pâle et dernier représentant d’un pouvoir occulte qui ne lui avait laissé que la pompe extérieure de l’autorité suprême, descendit lentement l’escalier des Géans du palais ducal, précédé de ses estafiers portant l’ombrelle historique, le siège et les autres insignes de la puissance, suivi de sa cour, des membres du conseil des dix, du sénat, du grand-conseil, des ambassadeurs et des princes étrangers qui se trouvaient à Venise. Il traversa la place et entra dans le Bucentaure, qui l’attendait depuis la veille au soir. Au moment où se mit en marche cette grande machine, qui, par le nom et la forme qu’on lui avait donnés, par les souvenirs qui s’y rattachaient et les ornemens symboliques qu’on y avait ajoutés, était encore une image véritable de la république, des coups de canon, partis des vaisseaux qui l’escortaient, signalèrent à la foule qui encombrait la place, la Riva dei Schiavoni et le Canalazzo, le commencement de la cérémonie. Toute la population et les étrangers accourus à Venise pour voir ce spectacle unique dans le monde suivaient le cortège dans d’innombrables gondoles qui voltigeaient autour du vaisseau national comme des satellites entraînés dans son