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Parmi ces fêtes, aussi nombreuses que variées, qui rappelaient divers anniversaires, — depuis la fondation de Venise et la translation du corps de saint Marc jusqu’à la bataille de Lépante et à la peste de 1576, — une des plus remarquables, et sans contredit la plus importante de toutes, était celle de l’Ascension, instituée vers l’an 997 pour rappeler la conquête de la Dalmatie par le doge Urseolo. On y rattacha plus tard le souvenir de la concession faite par le pape Alexandre III au doge Sébastien Ziani, en reconnaissance de l’asile que lui avait accordé la république contre son persécuteur l’empereur Barberousse. En remettant au doge un anneau, le pape prononça ces paroles : « Recevez-le de moi comme une marque de l’empire de la mer. Vous et vos successeurs, épousez-la tous les ans, afin que la postérité sache que la mer vous appartient par le droit de la victoire et doit être soumise à votre république comme l’épouse l’est à l’époux[1] . » Tel est le principal fait historique qui servait de prétexte à l’une des plus belles cérémonies qu’ait pu inventer l’imagination d’un peuple politique, qui considérait l’art et la poésie comme faisant partie des élémens de sa grandeur.

La veille du jour de l’Ascension, le Bucentaure, grand et magnifique vaisseau dont le nom, aussi bien que la forme, indiquait ce mélange de christianisme et de ressouvenirs de l’antiquité fabuleuse qui caractérisait la civilisation de Venise, sortait de l’arsenal et venait aborder à la Piazzetta sous la conduite de trois amiraux, placés l’un à la poupe, l’autre à la proue, et le troisième dans une petite galerie ornée d’arbustes et de fleurs, près du gouvernail. Quelle est l’origine de ce nom bizarre du Bucentaure? Dérive-t-il, comme le prétendent quelques-uns, de la corruption d’une phrase insérée dans le décret du sénat qui ordonna, en 1311, qu’on fît construire un vaisseau propre à contenir deux cents hommes, ducentorum hominum? Ou bien a-t-on voulu désigner un vaisseau deux fois grand comme ce navire, appelé le Centaure, dont parle Virgile dans un passage de son Enéide? Quoi qu’il en soit de cette origine, il est certain que le dernier Bucentaure, construit en 1729 sous le doge Mocenigo, était un monument aussi curieux par la richesse des détails qu’imposant dans son ensemble. Long de cent pieds sur vingt-quatre de large, ses flancs s’ouvraient à la lumière par quarante-huit fenêtres ornées de festons et d’ornemens précieux. Il était divisé en deux étages, comme la société qu’il représentait. Dans l’étage inférieur se trouvaient les rameurs de l’arsenal, au nombre de cent soixante-huit; dans l’étage supérieur venaient s’asseoir le doge, les

  1. Voyez Daru, Histoire de Venise, t. Ier, p. 170, et le charmant livre. Origine delle faste Veneziane, de Giustina-Renier-Michel.