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génie qui faisaient comprendre la vérité de cette parole de la Bible : dix justes sauvent une ville. Ces dix ou douze personnages composaient un faisceau de forces suffisant pour mener les affaires du pays, et présentaient un ensemble de caractères et de talens imposant et admirable contre lequel il eût été vain et insensé de s’élever. Il en est de même pour l’église anglicane : elle ne répond plus au sentiment national aussi fortement qu’autrefois, elle ne vaut pas non plus ce qu’elle valait autrefois ; son bas clergé peut être plus instruit et plus éclairé, mais les chefs de ce clergé ne valent pas leurs prédécesseurs. Or ce qui constitue essentiellement l’église anglicane, ce n’est pas le clergé inférieur, c’est la hiérarchie épiscopale, ou autrement dit la haute église ; c’est là ce qui la sépare des autres églises protestantes et ce qui en fait une institution politique vraiment puissante. L’ère des grands évêques anglicans est passée depuis longtemps ; il n’y a plus là de Jérémie Taylor, de Leighton, de Tillotson, de Burnet, même de factieux Atterbury. Il y a longtemps que cette décadence a commencé dans la haute église ; le sentiment chrétien et le souffle religieux ont passé maintenant dans la basse église. Depuis John Wesley et l’apparition du méthodisme, c’est là que l’esprit protestant s’est maintenu. Aussi ce qui est attaqué, c’est précisément la Haute église, c’est sur elle que les novateurs dirigent leurs coups ; c’est surtout contre ses abus que le radicalisme s’est élevé dans ces dernières années. Il est certain que jusqu’à présent le protestantisme n’est nullement intéressé dans cette attaque contre la haute église et que le clergé anglican inférieur n’a même pas à craindre pour son existence ; mais la lutte s’arrêtera-t-elle là ? et la controverse rationaliste, gagnant en forces de jour en jour, ne ruinera-t-elle pas non plus seulement l’église anglicane, mais le principe même de toute église, le christianisme ? Une révolution religieuse se prépare dans le monde entier, et certes elle est nécessaire ; mais au prix de quelles perturbations politiques, de quelles hérésies philosophiques et de quelles folles doctrines s’accomplira-t-elle ? C’est le secret de l’avenir.


Émile Montegut.