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n’arrive heureusement et malheureusement à un tel degré de perfection ou d’infamie, qu’il ne fasse plus qu’un avec une vertu ou avec un vice. Voilà le très grand défaut de la littérature religieuse non didactique et philosophique : les personnages qu’elle crée sont presque toujours des personnages de convention. Aussi, parmi tous les livres religieux où la passion s’unit à l’enseignement, je n’en connais que deux qui aient échappé absolument à ce défaut : l’un, c’est l’Imitation de Jésus-Christ, peinture d’une âme solitaire, ascétique et aspirant à la perfection, chez laquelle le drame est tout intérieur ; l’autre est le Pilgrim’s Progress de John Bunyan, pure allégorie dont les vices et les vertus sont les seuls personnages, mais où les êtres abstraits remplacent avantageusement des acteurs réels, car ils vivent d’une vie véritable et forment une sorte de société humaine. Naïvement inspiré, et avec ce bon sens qui ne fait jamais défaut au génie, Bunyan a renversé le procédé ordinaire des romanciers religieux. Tandis que ces derniers transforment les êtres vivans en personnages de convention représentans d’idées abstraites, Bunyan transforme les êtres abstraits en personnages vivans ; Faithful, Talkative, Wordly Wiseman, sont des hommes, ils en ont tout le courage, toute la lâcheté, tout le désintéressement et tout l’égoïsme. Nous craignons, pour toutes ces raisons, que le roman religieux, excellent comme but et comme leçon morale, ne soit jamais littérairement qu’un genre hybride, absolument ce que serait un traité de philosophie qui chercherait à être dramatique.

Dans nos pays catholiques, nous avons connu à peine ce genre de littérature, et l’exemple du bon évêque Camus n’a jamais jusqu’à nos jours tenté aucun homme doué d’un véritable talent littéraire. De notre temps, un écrivain a essayé ce genre avec assez peu de succès, et a fini par trouver un meilleur emploi de son talent et de sa grande verve comique. C’est qu’en effet dans les pays catholiques, où l’influence classique a prévalu, on a poussé si loin la distinction des genres, que l’église et la société, la religion et la vie humaine existent séparément, sans aucune relation, chacune dans sa sphère. La religion habite l’église et y est exposée aux regards des fidèles comme le saint sacrement tiré du sanctuaire aux jours de grande solennité ; le fidèle va vers elle, elle ne va pas vers lui ; à son foyer domestique, il n’en a qu’une incomplète image ; buis bénit, saintes reliques, bénitier de famille, tout cela ne peut agir sur lui qu’à de certains momens, sous l’empire de certaines émotions, très courtes et très rares. Pour trouver la religion dans toute sa splendeur, il faut absolument que le fidèle aille à l’église de sa paroisse ; là, elle habite, et non dans son foyer, non dans les occupations de sa vie journalière, non dans son âme et dans son cœur. Très pittoresque, la