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heureusement. Quel est donc son culte, quelle est son inspiration ? — Qui pourrait saisir le fond de ce génie capricieux et plein de contrastes ? Tout se mêle en lui. Il se met avec une impitoyable verve à flageller les romantiques, à bafouer les reconstructeurs du moyen âge ; au besoin, il ira tirer par la barbe le vieil empereur d’Allemagne Frédéric Barberousse dans son tombeau, pour montrer qu’il est bien mort, et cependant nul mieux que l’auteur du Livre des Chants ne sait raviver les sources de la poésie légendaire, et s’inspirer des souvenirs et des traditions. On dirait parfois un adorateur des dieux grecs qui regrette leur défaite, qui s’éprend de leur « bon droit parfumé d’ambroisie, » et tout à côté il fera monter à l’horizon l’image du Sauveur du monde, de Christus vêtu d’une robe blanche flottante, portant un soleil flamboyant à la place du cœur, et versant la pourpre de son sang réconciliateur sur les hommes. M. Henri Heine est plein d’inspirations idéales, et à chaque instant il outrage l’idéal. Il pousse jusqu’à la crudité l’instinct de la réalité, l’incrédulité aux choses surnaturelles, et le voilà se complaisant à réveiller dans ses vers la légion des elfes, des nixes et des kobolds, menant avec une gaieté mélancolique les rondes nocturnes aux pâles rayons de la lune. Il chante enfin l’avenir, l’humanité et ses transformations, et aussitôt vous allez le voir faire la plus sanglante, la plus burlesque parodie des tribuns et des révolutionnaires.

Comment donc expliquer ce poète ? C’est une imagination étrange livrée tout entière à la déesse de la fantaisie et de l’ironie. « Rêve d’une nuit d’été, dit-il, ma chanson est sans but, oui, sans but, comme l’amour, comme la vie, comme la création… » Ainsi va ce poète saisissant et cruel, faisant de ses vers tantôt une légende comme dans le Romancero, tantôt une satire digne d’Aristophane comme dans Germania, tantôt un conte merveilleux comme dans Atta-Troll, tantôt une élégie passionnée comme dans l’Intermezzo. Il mêle le fantastique et le réel, la sensibilité et l’ironie, la grâce et l’impiété ; il raille toujours surtout : il raille les dieux qui s’en vont et les dieux qui viennent, le ciel et la terre ; il raille ce scepticisme lui-même dont il est enivré, et sa poésie laisse une indéfinissable impression d’inquiétude et de séduction. Vous souvenez-vous de la forêt enchantée du Tasse ? Là se mêlent les sphinx et les chimères. Sous les pas de Renaud, les fleurs s’épanouissent ; le miel coule du sein des arbres d’où le sang jaillira tout à l’heure. Partout s’élève une bizarre harmonie de chants et de plaintes ; du tronc des chênes et des myrtes s’échappent des femmes éblouissantes de beauté, puis tout à coup ces femmes deviennent des cyclopes affreux, et la ronde fantastique commence pour se dissiper bientôt. Il en est un peu ainsi de la poésie de M. Heine. Lui-même, le poète allemand, il le dit de ses vers dans le prélude de l’Intermezzo : « C’est l’antique forêt aux enchantemens ! » C’est la forêt où se touchent l’amour et la mort, où veille le sphinx, « d’un aspect à la fois effrayant et attrayant. » Seulement, pour dissiper ces enchantemens, il suffit à Renaud de dire une bonne parole, de purifier sa lèvre des philtres d’Armide, et le ciel reprit sa sérénité, la forêt n’offrit plus qu’une opulente et fraîche verdure. L’Armide de M. Henri Heine, c’est l’ironie ; elle garde jalousement la porte de cet empire enchanté où le poète se croit roi et maître parce qu’il y prodigue un merveilleux génie, et où il n’est pourtant que le premier esclave de cette charmante et implacable déesse qu’il a