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sa vie propre et son originalité ; il était le moraliste et le critique de ce monde dont Töpffer était le romancier et l’humoriste. Esprit ingénieux et pénétrant, talent grave et sincère, M. Vinet a parcouru tous les sujets, et aujourd’hui encore quelques-uns de ses fragmens, recueillis avec soin, forment sans effort tout un traité sur l’Éducation, la Famille et la Société ; Le théologien, le protestant ne disparaît pas toujours dans l’auteur ; il se montre à peine cependant, et quand il dit qu’il va faire de la métaphysique, il ne faudrait pas le prendre au mot. M. Vinet médite, observe en moraliste, analyse tous les secrets de la vie sociale, de la vie intellectuelle ou de la vie intime, et ici le profond sentiment chrétien n’est qu’une lumière de plus qui guide l’auteur dans l’étude de tous ces problèmes. C’est ainsi que M. Vinet a fait de ses œuvres un cours de morale et de littérature où la finesse de l’esprit s’allie à la droiture du jugement. Tous ces fragmens réunis aujourd’hui en sont une preuve de plus. Qu’il écrive un morceau charmant sur l’habitude, qu’il parle de la démocratie, du socialisme, de l’instruction populaire, qu’il trace tout un petit traité d’éducation pratique vraie opposée à l’éducation mondaine à propos des lettres de lord Chesterfield, c’est toujours le même esprit abondant en aperçus, et toutes ces pages vont au même but. Il y a surtout dans ces fragmens un sentiment profond du seul remède peut-être qui reste à la société contemporaine : c’est une vigoureuse éducation intérieure. Chose étrange, jamais le monde ne compta plus de sauveurs, plus de réformateurs occupés à faire leurs expériences sur la société ; ils veulent travailler à l’éducation morale de la société, qui est un être de raison fort commode, et ils n’oublient qu’eux-mêmes. Ils ne remarquent pas que la société sera ce qu’ils seront. Aujourd’hui c’est l’individualité même de l’homme qui est atteinte, et c’est cette individualité que l’éducation intérieure seule recompose, en lui donnant pour appui la conscience virile de tous les devoirs et l’instinct de toutes les choses morales.

La vie de notre temps est pleine d’incidens inattendus et de contrastes ; elle a amené de singuliers rapprochemens intellectuels, et de tous ces rapprochemens il n’en est point de plus curieux que celui qui a fait de M. Henri Heine, de l’auteur des Reisebilder, presque un écrivain français, aussi recherché, aussi goûté que les premiers de nos écrivains. Ce n’est pas que M. Henri Heine ait cessé d’être Allemand, il l’est toujours par l’esprit et par l’imagination : même quand il recueille l’ironie de Voltaire, c’est pour la transformer et lui donner une couleur allemande ; mais il a tant vécu en France, que son étincelant et vigoureux génie s’empreint d’une double originalité, et que ses œuvres sont désormais des deux pays. Naguère encore c’était le prosateur, c’était l’analyste de toutes les révolutions de l’intelligence germanique, l’observateur de l’état social de la France, que naturalisait définitivement parmi nous la publication nouvelle des livres de l’Allemagne et de Lutèce. Aujourd’hui le poète a son tour. Si le poète n’est point absolument tout entier dans les Poèmes et Légendes, il s’y trouve dans ses œuvres principales, dans tous ces fragmens dont le premier remonte à 1816, dont le dernier date d’un an à peine et s’appelle le Livre de Lazare. C’est à coup sûr l’œuvre de la plus puissante nature poétique de l’Allemagne depuis Goethe. M. Henri Heine, a cela de particulier, qu’il n’est d’aucune des écoles littéraires qui ont régné au-delà du Rhin ; il compose tout seul son école,