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mort déjà depuis quelques mois, celui de lord Aberdeen. Aussi lord Palmerston a-t-il facilement triomphé dans ce nouvel assaut, bien que son triomphe n’ait pas duré longtemps. Le lendemain, en effet, le ministère obtenait à peine une majorité de 3 voix dans le vote de la garantie de l’emprunt turc. L’existence du cabinet anglais, on le voit, ne laisse point d’être laborieuse, et il finirait sans doute par disparaître dans quelque discussion imprévue, si la session n’arrivait heureusement à son terme.

Quant à la France, tout suit son cours paisible, et l’incident le plus remarquable à coup sûr est le succès du dernier emprunt, qui atteindrait un chiffre de plus de 3 milliards de francs. Si quelque chose peut offrir la mesure du mouvement politique en France, c’est l’indifférence au milieu de laquelle viennent de s’accomplir les élections municipales. Il est vrai qu’on a diminué le prix qui s’attache à ces fonctions locales en diminuant leurs prérogatives. Il n’est pas moins vrai que presque partout les électeurs ont manqué ; il y a eu même des localités où il ne s’est trouvé guère plus d’électeurs que de candidats : triste symptôme assurément de ce qui existe de vie politique ! l’attention n’est plus là aujourd’hui ; elle se tourne vers l’industrie, vers les entreprises matérielles, vers tout ce qui rapporte de l’argent. Chaque jour, on constate les progrès du commerce, de la fortune publique. Hier encore c’étaient les chemins de fer, dont les recettes ont notablement augmenté depuis un an. Une publication récente de ce genre était relative à l’Angleterre ; elle révélait les effets de la liberté commerciale ; ces effets sont immenses. Ne remarque-t-on pas cependant un singulier abus qu’on commet à chaque instant, et qui consiste à tirer de ces données de la vie matérielle des inductions sur la vie politique et morale, ou plutôt à faire de ce mouvement de la richesse l’image même de l’existence d’un pays ?

Ce n’est point là un fait isolé et indifférent, il se lie à un mouvement plus général et devient l’expression de tendances presque universelles. Pour bien des hommes de ce siècle, la civilisation se réduit à une combinaison économique. Il s’agit de régler cette combinaison de manière à ce qu’elle produise le plus possible et enfante une colossale fortune. Le chiffre des recettes donnera désormais la mesure de nos progrès. C’est une sorte de matérialisation croissante de la société. On ne saurait méconnaître la marche lente, graduelle et terrible de ces tendances. Il y a des idées qui effrayaient autrefois, quand elles prenaient l’habit d’une religion nouvelle ou d’une doctrine sacerdotale ; elles ont su dépouiller leur costume excentrique, et elles ont fait leur chemin : elles règnent partout. Le socialisme, on n’en veut point sans doute, le mot épouvante ; la chose elle-même, on s’en accommode. La morale se réduit à un calcul de bien-être ; le droit, c’est l’utilité ; le devoir, c’est ce qui procure un avantage ou une jouissance ; tous les ressorts intimes de l’âme humaine cèdent au tout-puissant ressort de l’intérêt. Ainsi parlait à peu près, il y a plus de dix ans déjà, un homme d’un esprit rare, M. Alexandre Vinet, dans un fragment qui porte ce titre singulier : Notre époque est-elle, sous le rapport de la franchise, en progrès sur les précédentes ? M. Vinet était, comme on sait, un professeur du canton de Vaud. Il n’était point de cette littérature française réfugiée au dehors dont on a écrit l’histoire ; il appartenait à ce petit monde intellectuel qui s’est perpétué en Suisse, qui a