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Quand on cherche à exciter certaines méfiances ou certaines susceptibilités jalouses dans quelques pays, en représentant l’ambition de la France et de l’Angleterre comme aussi menaçante que l’ambition russe, cela peut être habile et n’a rien que de superficiel. On oublie que ce qu’on nomme l’ambition de l’Angleterre et de la France est neutralisé par la divergence de leur politique et de leurs intérêts sur le continent, et que le jour où les deux pays toucheront le but auquel ils tendent dans le conflit actuel, l’équilibre de l’Europe trouvera sa garantie dans cette divergence même. Qu’on suppose au contraire la Russie victorieuse, qui peut dire que l’équilibre de l’Europe existe encore ? L’Allemagne aura le degré d’indépendance que permettra le tsar. Ce n’est pas la Saxe et la Bavière apparemment qui réussiront là où la France et l’Angleterre auraient échoué. Il n’y aura plus qu’une puissance irrésistible et dominante. Ainsi apparaît encore la question à l’issue de la phase diplomatique qu’elle vient de traverser sans y trouver un dénoûment. Après comme avant, pour l’Angleterre et pour la France, c’est la paix à conquérir, une paix juste et forte qui laisse le continent rassuré et préservé.

Que le triste dénoûment des conférences de Vienne ait amené des résultats assez inattendus et créé des germes de difficultés en Europe, cela n’est point douteux ; il a compliqué la guerre, il a modifié dans une certaine mesure les rapports de l’Angleterre et de la France, sinon avec l’Allemagne tout entière, du moins avec l’Autriche ; mais l’objet réel de la lutte n’est point changé, et la situation respective de la Russie et des puissances occidentales reste parfaitement dessinée par les dernières négociations qui ont eu lieu. Tout l’intérêt aujourd’hui est dans cette situation et dans le vrai caractère de cette phase nouvelle qui commence. Ce qui arrivera désormais, nul ne peut le dire. Une seule chose est certaine, c’est que si la paix n’a point été faite à Vienne, cela tient uniquement au refus invincible de la Russie de souscrire à la condition essentielle. La politique du cabinet de Pétersbourg s’est montrée là ce qu’elle est toujours, habile et obstinée, persistante et évasive. Aussi ne saurions-nous admettre l’illusion d’un des premiers publicistes de la Russie qui juge à son tour les événemens de la guerre actuelle dans une correspondance d’un intérêt réel, quoiqu’elle soit parfaitement russe. Aux yeux de ce publiciste, la Russie soutient une guerre défensive pour son indépendance politique comme puissance de premier ordre, tandis que l’Angleterre et la France ont entrepris une guerre agressive pour conquérir de grands avantages… Si la paix n’a pu être conclue à Vienne, c’est qu’après avoir surexcité l’esprit public dans leur pays respectif, les cabinets anglais et français ont cru avoir besoin de quelque triomphe éclatant qui parlât à l’imagination populaire… La raison sur laquelle on s’est fondé pour exiger la limitation des forces navales russes est une raison chimérique ; la Russie ne peut songer à aller à Constantinople, car cette conquête l’entraînerait dans une guerre longue et acharnée avec toute l’Europe, et ne ferait que lui susciter des embarras intérieurs. Dès lors les craintes que les puissances occidentales simulent sur ce point n’ont pu avoir d’autre objet que de justifier leurs prétentions aux yeux du monde, en rejetant sur la Russie l’odieux d’une guerre qui a déjà imposé tant de sacrifices… En réalité, lorsqu’ils se