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si loin les avantages de la première maison de l’univers qu’il consent à peine à traiter avec l’archiduc, quoique frère et fils de tant d’empereurs, et que la maison de France garde son rang sur celle d’Autriche jusque dans Bruxelles[1] ; » de l’autre, ce sont la plupart des régimens appartenant à sa maison, et dont l’effectif, d’environ dix mille hommes, comprenait la meilleure noblesse du royaume, qui passent sans hésiter les frontières de la patrie et qui s’engagent dans une longue guerre contre la France pour ne point abandonner le prince auquel ils se considèrent comme liés par les devoirs de la fidélité militaire. Comment ne pas conclure d’une désertion aussi éclatante, provoquée par le prince le plus illustre de son temps, qu’à cette époque les traditions féodales survivaient, dans les rangs de la noblesse militaire, aux institutions abolies, et qu’après les grands coups portés par Richelieu la victoire de Mazarin était encore nécessaire pour constituer enfin la nationalité française dans une unité sacrée pour toutes les consciences ?

Depuis le rétablissement de l’autorité monarchique jusqu’à l’ouverture des négociations des Pyrénées, un grand spectacle fut donné aux hommes de guerre de tous les siècles. On vit s’engager cette admirable lutte entre Turenne et Condé dans laquelle la prudence triompha presque toujours d’une impétuosité contrariée par la lenteur espagnole. La France reconquit une portion notable des places qu’elle avait perdues, soit par la complicité de l’insurrection avec l’étranger, soit par l’impuissance militaire qui en avait été la suite. Dans cet intervalle de six années, Mazarin gouverna avec la toute-puissance d’un visir d’Orient. Toujours maître des affections d’Anne d’Autriche, encore qu’au dire de témoins oculaires il affichât pour elle, depuis son retour en France, une indifférence qu’on pouvait qualifier d’ingratitude[2], il continuait à la dominer par l’irrésistible ascendant que l’habitude ajoute à la tendresse. Surintendant de l’éducation du roi, il exerçait également sur celui-ci une autorité sans bornes, et la

  1. Bossuet, Oraison funèbre du prince de Condé.
  2. « Le ministre triompha de tous ses ennemis, et il eut été le plus glorieux homme du monde s’il se fût contenté d’abattre ceux qui lui avaient résisté et de jouir paisiblement de l’excès de grandeur où la fortune l’avait porté, sans vouloir détruire la puissance légitime de celle qui l’avait soutenue si hautement, comme il fit sitôt qu’il se vit rétabli dans sa première place, car il réunit tout d’un coup en sa personne l’autorité de la mère et du fils, et se rendit le tyran de leur volonté plutôt que le maître. Il devint la seule idole des courtisans, il ne voulut plus que personne s’adressât à d’autres qu’à lui pour demander des grâces, et il s’appliqua avec soin à éloigner d’auprès du roi tous ceux qui y avaient été mis par la reine sa mère. » [Mémoires de Mme de Motteville, année 1657.)