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Il est agréable d’aller en char, de porter des tuniques de pourpre, de manger le dos succulent des victimes, de lutter sur l’herbe, d’écouter les sons de la lyre ; donc je jouirai de tous ces biens dans les champs-élysées. — J’aime à me battre, disait plus tard un Scandinave, et j’ai plaisir à boire de la bière. Donc, une fois dans le Walhalla, nous viderons du matin au soir de grandes cornes d’uroch, et nous nous taillerons en pièces pendant toute l’éternité. » Le Grec et le Scandinave répètent le raisonnement de M. Jean Reynaud, et leurs conclusions sont aussi certaines que les siennes.

Chose incroyable, il l’admet ! chacun renaîtra dans un monde semblable au paradis qu’il a espéré. Muni de ses myriades d’astres, le philosophe fournit à tout. Les guerriers barbares iront dans un monde de batailles, les philosophes grecs dans un séjour de conversations tranquilles, les juifs charnels dans un pays de satisfactions sensuelles, les chrétiens du moyen âge dans une terre de contemplation mystique. Mais ici vous inventez trop peu. Pourquoi vous arrêter en si bon chemin ? Fourier vous tend la main et vous donne l’exemple. Il avoue hautement votre principe ; il déclare que toutes les passions et tous les goûts de l’homme doivent et peuvent obtenir leur contentement entier ; une fois que le désir et l’imagination sont acceptés comme la mesure du possible et du vrai, son paradis est le plus conséquent et le mieux prouvé ; il va jusqu’au bout de sa logique, et ceux qui entrent dans sa voie n’ont pas le droit de reculer devant ses absurdités.

On connaît maintenant le but du livre de M. Jean Reynaud, qui est de concilier deux doctrines inconciliables ; sa méthode, qui consiste à poser des hypothèses comme principes ; sa force persuasive, qui lui vient de son attrait poétique et de ses promesses d’avenir. Ajoutons qu’il est un symptôme, et qu’il dénote une maladie générale de la philosophie et des esprits.

M. Jean Reynaud n’est pas le seul en effet qui se soit laissé emporter par ce raisonnement si étrange et par ces tendances si naturelles. Nos plus grands maîtres, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, ont été atteints ou effleurés du même mal que lui, et il n’en est pas un qui, vingt fois dans sa vie, n’ait prouvé et propagé sa doctrine en disant aux hommes qu’elle est consolante pour le genre humain. Le premier et le plus contagieux de ces exemples fut le Génie du christianisme ; les apologistes précédens parlaient à la raison, et démontraient leurs dogmes par des faits et par des syllogismes. M. de Chateaubriand changea de route et prouva le christianisme par des élans de sensibilité et des peintures poétiques. L’effet fut immense, et tout le monde mit la main sur une arme si bien trouvée et si puissante. Chaque doctrine naissante se crut obligée d’établir qu’elle