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légitime, et que l’erreur compte autant de martyrs que la vérité. Vous lui opposez l’ascendant de l’inspiration involontaire et la lucidité des révélations surnaturelles ; il ouvre le livre d’Esquirol, il en rapproche l’histoire de Jeanne d’Arc, de Mahomet ou des puritains, vous montre que les visions sont l’effet d’une irritation cérébrale, et qu’il suffit d’une potion pour faire un halluciné. Il croit à l’observation prudente et sceptique, à l’induction lente, à la généralisation circonspecte, au syllogisme exact, aux formules précises, et vous venez lui demander de joindre à ses méthodes les méthodes contraires. Vous lui imposez la croyance sans preuves qu’il laisse au peuple, et la vision extatique qu’il laisse aux malades ; vous renversez sa nature, vous détruisez ses principes, vous faites plus contre lui que vous ne faisiez contre la religion. Tout à l’heure vous égaliez à la foi une faculté que la foi traite de subalterne, maintenant vous égalez à la raison une faculté que la raison regarde comme pernicieuse. Vous attaquez dans leur essence la foi et la raison, et encore plus la raison que la foi.

Si l’on veut se figurer les deux facultés et les deux méthodes, qu’on se représente d’un côté Pascal, malade, la chair déchirée par un cilice, le cœur troublé par les angoisses de la foi, voyant tour à tour les feux effroyables de l’enfer et le sacrifice sanglant de son divin maître, baigné de larmes, se relevant la nuit pour écrire d’une main fiévreuse ces phrases brisées d’une incomparable éloquence, cris d’un cœur désespéré par la misère humaine, et un instant après rassasié de douceurs célestes ; — de l’autre, Laplace, tranquillement assis dans son fauteuil, pesant avec un demi-sourire les paris de Pascal, remontant à l’aide du calcul des probabilités jusqu’à l’origine du système solaire, présentant son système du monde à Napoléon, qui s’étonne de n’y pas voir le nom de Dieu, et lui répondant « qu’il n’a pas eu besoin de cette hypothèse ! »

La religion et la philosophie sont donc produites par des facultés qui s’excluent réciproquement et par des méthodes qui réciproquement se déclarent impuissantes. Aucune d’elles ne souffre le contrôle ou n’admet l’autorité de sa rivale. Aucune d’elles ne peut ni ne doit faire ou demander de concessions à sa rivale. Si la foi et la vision sont des dons de Dieu, la raison n’a pas le droit de restreindre leur élan et de corriger leurs dogmes. Si la foi et la vision sont des grâces accordées par faveur à des âmes choisies, c’est que les facultés naturelles sont incapables de s’élever à des révélations égales ; si Dieu est obligé de soulever les âmes jusqu’à lui, c’est que les âmes laissées à elles-mêmes sont impuissantes pour monter jusqu’à Dieu. De ce que la foi et la vision sont légitimes, accordées par Dieu, accordées avec choix, il suit nécessairement qu’elles ont seules le privilège d’ouvrir à l’homme le monde supérieur, et que les autres