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de captivité, qu’il consacra, comme ses infortunés prédécesseurs, aux pratiques de la piété et de la pénitence. Menchikof sonnait les cloches et servait la messe dans la chapelle qu’il avait construite de ses mains ; Munnich passait des journées entières, comme un frère morave, à chanter les pieux cantiques dont il était l’auteur. Le souvenir des Dolgorouki et d’Ostermann, de Biren et de Munnich, s’est conservé comme celui de Menchikof dans l’imagination des Russo-Sibériens, et quelle grâce, quelle douceur compatissante dans ces légendes du paysan et du serf ! Quelle pieuse procession de victimes résignées !… Mais arrêtons-nous ; ce n’est pas l’histoire des exilés politiques en Sibérie que j’ai eu l’intention d’écrire : j’ai voulu seulement recueillir des notes éparses chez des témoins dignes de foi, j’ai voulu, en retraçant plusieurs épisodes, substituer quelques notions précises à des déclamations banales. L’histoire tout entière de ces générations de malheureux, qui pourrait la retrouver ? Ce serait aux exilés eux-mêmes[1] à fournir les matériaux de cette tâche, si mille obstacles ne s’y opposaient pas, et parmi ces obstacles il faut compter au premier rang cette étonnante souplesse de l’esprit russe qui fait que le condamné se résigne si souvent à son sort, et recommence une existence nouvelle sans garder au cœur ces haines vertueuses dont parle le poète.

C’est là en effet un trait de caractère qui m’a constamment frappé dans ces études. Si je veux résumer les renseignemens que nous donnent M. Hansteen, M. Erman et M. Hill sur la population russe de Sibérie, le premier résultat, le résultat commun de leurs observations, c’est celui-là. Soit que nous interrogions les colons sibériens de Tobolsk à Irkutsk, soit que nous allions nous asseoir au foyer du proscrit, nous voyons chez tous une même facilité à dépouiller le vieil homme et à se créer là une patrie qui fait bientôt oublier l’autre. Ne serait-ce pas que l’éloignement, je l’ai dit, laisse s’établir à la longue certaines libertés dans les villes de la Russie asiatique, et qu’un peu d’indépendance à Tomsk ou à Turuschansk vaut mieux qu’une contrainte perpétuelle à Saint-Pétersbourg ? Faut-il croire aussi, comme tant d’exemples le prouvent, que l’homme s’attache à la terre à raison même des luttes que le sol et le climat lui imposent ? Ou bien est-ce décidément une des aptitudes de l’esprit russe de pouvoir se transformer très vite, selon la destinée qui lui est faite ? Il y a peut-être quelque chose de tout cela ; ce qui est évident, d’après les récits de nos voyageurs, c’est qu’il existe déjà un peuple russo-sibérien, assez différent du peuple de la Russie européenne. Sans doute, nous

  1. Il y en a un du moins qui l’a fait, elles lecteurs de la Revue ne l’ont pas oublié. Voyez, dans la livraison du 1er septembre 1854, les Années d’exil et de prison d’un écrivain russe, par M. Alexandre Hertzen.