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il bat encore l’ennemi ; prisonnier, il trouve encore le moyen d’être libre ; vaincu, il déconcerte l’ennemi et a toujours le dernier mot. Si misérable qu’il soit, Israël a confiance en lui et pour ainsi dire bonne opinion de lui-même. Quoique prisonnier et mis aux fers, il refusera de se croire esclave ; il résistera à l’évidence de sa situation, et soutiendra encore à la face de l’Angleterre qu’il est entièrement libre, qu’il est un Yankee. Sa majesté George III ne serait pas capable de lui imposer obéissance, et même, poussé à l’absurde comme dans l’histoire du vaisseau corsaire, l’évidence, devant laquelle tous les hommes s’arrêtent, n’est pas capable de le désarçonner. La misère, le besoin, qui sont le fléau des foules, ne peuvent avoir aucun empire sur lui ; ce n’est à ses yeux qu’un des mille détails de la vie, et Israël ne se courbe pas plus sous la tyrannie de la fatalité que sous la tyrannie de l’Angleterre.

C’est là ce qui constitue en effet la démocratie véritable, c’est de nier hautement l’existence de la tyrannie en face de la tyrannie même et de se conduire comme si elle n’était pas. Jadis cette manière de penser et d’agir n’était connue que des grandes individualités. Tous les hommes éclairés, instruits, moralises, tous ceux en un mot qui se sont élevés à l’individualité savent par expérience que les plus grands malheurs et les plus grands maux n’ont pas la réalité que leur attribuent les masses superstitieuses et ignorantes, que malheur, fatalité, tyrannie, ne sont guère que des fantômes qui viennent à certains momens hanter notre esprit et obscurcir la lumière du jour, mais qui passent vite, et contre lesquels il existe des formules de conjuration. Eh bien ! Israël Potter, le paysan yankee, eut en partie cette connaissance ; il représente, ce soldat de Bunker-Hill, le moment de l’histoire où la foule a perdu son antique caractère, et où les êtres qui la composent ont senti naître en eux une individualité, où ils ont compris qu’ils existaient réellement, plus réellement que tous les fléaux qui ont fait peur et qui font encore peur au monde. Ce qui distingue essentiellement l’homme libre, c’est l’absence de crainte et la certitude qu’en lui seul sont tous les dangers. Ne rien craindre et être toujours prêt à tout, c’est là l’essence de l’individualité, et l’humble prisonnier de guerre sait cela. Dès lors qu’a-t-il besoin de récompense et de célébrité ? Il peut rester obscur et ignoré, car il existe et il a le sentiment de son existence. La grande récompense de nos actions, ce n’est pas le nom que nous portons, ni la célébrité que nous acquérons ; c’est la certitude d’être quelqu’un, c’est l’estime que nous avons de nous-mêmes.


EMILE MONTEGUT.