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fait le plus grand honneur à l’hospitalité des seigneurs russes. Habituons-nous à connaître nos ennemis autrement que par des tableaux de l’autre siècle. À côté de la barbarie tartare, qui persiste encore, je le sais, sous le vernis des mœurs élégantes, il y a là des qualités sérieuses et des progrès féconds qu’il serait absurde de vouloir nier. C’est en dédaignant ses adversaires qu’on s’expose à de cruels mécomptes. La Russie, depuis quarante ans, a fait bien des emprunts à la civilisation occidentale, sans altérer ces instincts nationaux, sans affaiblir ces ambitions politiques et religieuses qui sont entre ses mains une si formidable ressource. Mêlée aux sociétés libérales de l’Occident pendant ces luttes, si funestes pour nous, de 1812 à 1815, la Russie en a rapporté des germes qui ont grandi dans l’ombre. Je signale seulement ici ces vives sympathies scientifiques dont le passage de M. Hansteen à Saint-Pétersbourg nous donne un si attrayant témoignage. Un pays qui comprend ainsi la portée des travaux de l’intelligence, un pays qui les aime si sincèrement et les protège d’une façon si efficace, ne peut plus être placé au nombre des pays barbares. Nous qui sommes si fiers de notre supériorité, prenons garde de la perdre ! S’il était vrai que les classes riches de notre France fussent de plus en plus indifférentes aux œuvres de la pensée, s’il était vrai que l’amour du luxe, les luttes de la vanité, la préoccupation constante des intérêts matériels, eussent éteint ou diminué chez nous le respect des choses de l’esprit, ne serait-ce pas là un signe de décadence morale, et ne faudrait-il pas envier, même au prix d’une culture moins raffinée, l’enthousiasme ardent du Moscovite et sa foi dans la science[1] ?

La première chose qui frappa Mme de Staël quand elle entra en Russie, ce fut le charme des tableaux rustiques. Des paysannes, vêtues de costumes pittoresques, revenant de leurs travaux et chantant ces airs de l’Ukraine dont les paroles vantent l’amour et la liberté avec une sorte de mélancolie qui tient du regret ; des groupes de jeunes filles dansant dans une prairie avec ce mélange d’indolence et de vivacité particulier à la race slave, voilà les premières scènes qu’elle prend plaisir à peindre dans ces pages toutes frémissantes de passion. Ce sont aussi les mœurs gracieuses du peuple qui attirent tout d’abord l’attention de M. Hansteen, quand il met le pied en Sibérie. Parti de Saint-Pétersbourg le 11 juillet 1828, le voyageur était arrivé à Tobolsk le 7 octobre avec sa petite caravane. Au milieu de ces solitudes qui entourent le chef-lieu de la Sibérie occidentale, dans ces petits villages où la vie est si dure, si pénible, où

  1. Buffon écrivait déjà en 1777 : « Ce peuple est aujourd’hui civilisé, commerçant, curieux des arts et des sciences, aimant les spectacles et les nouveautés ingénieuses. »