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ses beaux yeux ; est-ce bien moi, pauvre insensé, qui en suis la cause ? Ah ! c’est l’absence du chevalier qu’on pleurait et le peu d’empressement qu’il a mis à la suivre dans sa gondole ! — Passant d’un extrême à l’autre, Lorenzo, après s’être humilié ainsi devant la fortune, se relevait avec orgueil, et trouvait qu’après tout il valait bien le chevalier Grimani, dont le mérite consistait à porter avec grâce le nom de son père. Ces alternatives de tendresse et de vanité, de soumission et de révolte, d’aspirations généreuses et de susceptibilité démocratique, comme on dirait de nos jours, étaient les affluens divers dont se composaient le caractère de Lorenzo et la société où le sort l’avait jeté. À dîner, où il vit Beata pour la première fois de la journée, Lorenzo fut timide et embarrassé. Il n’osait lever les yeux sur elle, de peur de rencontrer un visage sévère, où il aurait lu la condamnation de sa témérité et l’anéantissement de ses espérances. Il ne répondait que par monosyllabes aux questions que lui adressait l’abbé Zamaria, ne voulant pas prolonger une conversation qui aurait pu trahir l’anxiété de son esprit. Beata au contraire, sans être moins réservée dans ses manières, regardait Lorenzo avec une curiosité naïve, comme si elle eût découvert en lui des qualités ou des défauts qui lui eussent été inconnus jusqu’alors, ou qu’il fût revenu d’un long voyage empreint de ce caractère d’étrangeté que donne l’absence. C’est que la femme chaste et pure qui accorde un témoignage d’affection, ou qui s’est laissé surprendre une faiblesse, éprouve une secousse intérieure qui déchire le voile de sa pudeur alarmée. Elle contemple alors avec des yeux étonnés celui qui l’a éveillée du bruit de ses ailes ou du souffle de son haleine. Dans le regard profond, tendre et soucieux de la fille du sénateur, il y avait comme une révélation de sa destinée. Son âme confiante et généreuse s’était légèrement épanouie à ce premier contact de l’amour, et malgré son bon sens, elle était disposée à croire que son père n’avait point agi sans intention en permettant à Lorenzo d’entrer dans sa gondole. Elle voyait dans ce fait, bien simple pourtant, une lueur d’espérance, un encouragement à ses vieux les plus chers, tant elle est vraie, cette pensée de Pascal : « que le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît pas. » Sur la fin du dîner, Teresa vint parlée tout bas à sa maîtresse, qui s’écria : « Ah ! Tognina est ici ! Sans doute elle vient passer quelques jours avec nous pour voir la fête de l’Ascension. » Elle se leva précipitamment de table, et courut embrasser son amie d’enfance.


P. SCUDO.