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« Ton image chérie vit toujours dans mon cœur ; je ne vois que toi, je ne pense qu’à toi. » Ce sentiment si conforme à ce qu’il éprouvait calma Lorenzo et le plongea dans une douce rêverie, où la légende de Silvio et de Nisbé, dont Giacomo avait bercé son enfance, traversa heureusement son esprit.

Rentré au palais, Lorenzo ne put dormir de la nuit. Il marchait à grands pas dans sa chambre avec une agitation extrême, se parlant tout haut, couvrant de baisers ses propres mains qui avaient pressé celle de Beata, et qui lui paraissaient encore empreintes du parfum de la femme aimée. Tantôt il s’asseyait au clavecin et improvisait des chants pour exhaler son bonheur, tantôt il récitait avec emphase des vers de son poète de prédilection, Dante, qu’il savait presque tout entier par cœur. Il voulait écrire à Beata une seconde lettre pour lui dire sa joie, son respect, son amour, son profond repentir, et comme il entre toujours un peu d’imitation dans tout ce que fait la jeunesse, Lorenzo, en écrivant de nouveau à la fille du sénateur, pensait indirectement à la fameuse lettre de Saint-Preux à Julie, dont il n’avait pas oublié le début éloquent : « Puissances du ciel ! vous m’avez donné une âme pour la douleur ; donnez-m’en une pour la félicité ! » Son bon instinct le préserva heureusement d’une faute qui l’aurait compromis dans l’esprit de Beata, dont la fierté et la délicatesse auraient été blessées d’un pareil langage.

Le lendemain, Lorenzo resta toute la journée au palais sans presque sortir de sa chambre, tant il était heureux de se trouver près d’elle, de respirer le même air, de fouler la trace de ses pas. Il prêtait l’oreille au moindre mouvement qui se faisait au-dessous de lui dans l’appartement de Beata, et à chaque porte qu’on fermait, à chaque bruit, son cœur bondissait, croyant entendre, dans les longs corridors, le frôlement d’une robe de soie. Puis il se mettait à la fenêtre, espérant que Beata serait à son balcon, d’où elle se plaisait à contempler les incidens du Grand-Canal. Le palais s’était transformé pour Lorenzo en un séjour enchanté ; tout lui paraissait changé. Il s’y sentait plus libre et plus fort, les domestiques étaient plus respectueux à son égard, Teresa, la camériste, moins revêche, et le sénateur Zeno lui-même n’avait pu, sans intention, lui accorder la faveur de l’admettre dans sa gondole avec sa fille chérie, quand le chevalier Grimani s’en retournait seul avec son père.

Cependant Lorenzo n’était pas sans appréhension sur l’accueil que lui ferait Beata. Son bonheur était si grand et si inespéré, qu’il craignait de le voir s’évanouir comme un songe à l’apparition du jour. Elle n’a pas répondu à mon étreinte, se disait-il avec confusion ; j’ai saisi sa main comme une proie qu’on dérobe, et peut-être ne me l’a-t-elle abandonnée un instant que par distraction, par pitié ou indifférence ? Ces larmes divines, que j’ai vues couler de