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pas sa main, et laissa Lorenzo la presser longtemps avec transport, nuance exquise d’une âme aussi pure que le ciel. Lorenzo était ivre de bonheur. C’était le premier témoignage d’affection qu’il recevait de Beata ; ce contact innocent qu’il avait provoqué, et dont il s’exagérait certainement la portée, fit épanouir ses plus chères espérances et entr’ouvrit à son imagination un avenir de béatitude. Il tremblait, ses genoux s’entrechoquaient, et sans la demi-obscurité qui le dérobait aux regards du sénateur, son exaltation extraordinaire aurait éveillé peut-être les soupçons du père de Beata. Oh ! comme le souvenir de la Vicentina lui était odieux dans cet instant de suprême félicité ! qu’il était honteux de sa chute, et combien les baisers de la volupté lui paraissaient amers et décevans, comparés à l’extase du véritable amour ! Toute la soirée, Lorenzo avait imploré vainement, par sa contenance recueillie et triste, un signe bienveillant de Beata, sans se douter que cette noble créature était joyeuse comme une enfant de le voir ainsi préoccupé d’elle et indifférent à tout autre objet. Elle lui savait gré surtout de n’avoir point répondu aux agaceries de la prima donna, ni aux propos aimables d’Hélène Badoer. Assise en face de Lorenzo, elle le sentait tressaillir, et son cœur en éprouvait une douce commotion. Elle était heureuse et à la fois étonnée de la témérité de Lorenzo : sa conscience parfaitement tranquille épanchait ses illusions et s’entr’ouvrait au bonheur. — Pourquoi, se disait-elle recueillie en elle-même à côté de son père silencieux et en attachant sur Lorenzo un regard sérieux et attendri, pourquoi la destinée briserait-elle une union si charmante qu’elle s’est plu à former ? Ne l’a-t-elle pas confié à ma sollicitude, cet enfant bien-aimé qui a répondu à tous mes vœux, et ne suis-je pas assez riche pour fixer irrévocablement son sort ? Mon père pourrait-il trouver un fils plus affectueux et plus digne de soutenir l’éclat de sa maison, et que sont quelques années de plus, quand l’amour s’unit à l’amour ?

Lorenzo, qui tournait le dos à la proue où était placée la lanterne qui, ainsi qu’une étoile polaire, éclairait les mariniers à travers les lagunes, se pencha un peu de côté et laissa pénétrer ainsi dans la gondole un rayon furtif de lumière : il put voir alors deux grosses larmes sillonner le beau visage de Beata. Oh ! que n’était-il seul pour tomber à ses pieds et les essuyer de ses lèvres, ces larmes précieuses qu’il recueillit au fond de son cœur ! Emu jusqu’au transport, Lorenzo aurait peut-être fait un éclat irréparable, si, dans les profondeurs d’un petit canal, une voix harmonieuse n’eût soupiré ces jolis vers d’une chanson de Lamberti :

La troppo cara imagine
Sempre xe viva in mi,
Non vedo altro che ti,
Ti sola sento.