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parle aussi de l’arrivée prochaine, dans nos lagunes, de la reine Caroline de Naples, et il ne serait pas impossible, assure-t-on, que son frère, l’empereur Léopold, vînt à sa rencontre jusqu’à Venise.

— Connaissez-vous, messieurs, s’écria le poète fabuliste François Gritti, un conte charmant de Voltaire, intitulé Candide ?

— Oui, vraiment, répondit l’abbé Zamaria, c’est de la philosophie la plus profonde cachée sous les grâces d’un esprit inimitable.

— Eh bien ! ajouta Gritti, il y a dans ce chef-d’œuvre de fine raillerie le récit d’un certain souper dans une auberge de Venise, qui pourrait bien se renouveler de nos jours. Peut-être que ce pauvre roi Théodore, qui n’avait pas même de quoi payer son écot, ne serait pas le plus à plaindre aujourd’hui.

— Je le crois bien, répondit vivement l’abbé, qui ne pouvait guère s’empêcher de faire une allusion à son art favori, les rois n’ont pas tous le bonheur d’être chantés par un poète comme Casti et mis en musique par un Paisiello !

— Non, non, le malheur de ce temps-ci, c’est qu’il n’y a plus de castrats, et, senza castrati, l’Italie est perdue, l’Italia è perduta !

À cette incroyable naïveté du vieux Grotto, à qui le marasquin avait un peu brouillé les idées, les convives poussèrent un éclat de rire vraiment homérique. Grotto était plongé dans une sorte d’extase ; il gesticulait, se parlait tout bas à lui-même et poursuivait un soliloque au milieu de la conversation générale. L’abbé Zamaria, qui se roulait sur sa chaise comme un fou et qui n’était pas homme à laisser échapper une si belle occasion de ramener les esprits sur un sujet plus agréable, lui dit de son plus grand sérieux : — Ma, caro mio, il me semble que nous ne sommes pas aussi à plaindre que vous voulez bien le dire ; qu’en pensez-vous, Pacchiarotti ?

Cette remarque maligne de l’abbé n’était pas de nature à tempérer l’hilarité des convives, parmi lesquels la Vicentina et Hélène Badoer se faisaient surtout remarquer par leur gaîté bruyante. — Écoutez donc, signori, répliqua Grotto sans se déconcerter, et poursuivant son idée fixe, quand on a entendu comme moi les plus admirables sopranistes qu’ait produits l’Italie, lorsqu’on a vécu dans la familiarité d’un Farinelli, qui est mort presque dans mes bras, lorsqu’on a parcouru l’Europe et qu’on a pu apprécier le style et la manière qui distinguaient chacun de ces incomparables virtuoses qui ont émerveillé le monde, alors seulement on comprend toute la profondeur du mal où nous sommes tombés ! J’en appelle au témoignage de l’inimitable Pacchiarotti que voici, le dernier représentant qui nous reste de la grande école. Qu’il dise si mes craintes sont exagérées et s’il n’est pas juste de reconnaître que nous sommes à la veille de voir disparaître un des plus beaux titres de gloire que possède l’Italie,