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des convives et établi entre eux celle familiarité décente qui est le plus grand plaisir de la table. Les dieux eux-mêmes oubliaient dans les festins leurs querelles immortelles.

— Est-il vrai, signori, dit un convive d’une voix discrète, qu’il est arrivé à Venise un prince illustre, un frère fugitif du roi de France ?

Surpris d’une pareille question, tout le monde leva les yeux sur celui qui avait osé la faire dans un lieu public. C’était Girolamo Dolfin, le mari d’Hélène Badoer, qui n’avait point ouvert la bouche de la soirée, et dont quelques verres de vin de Samos avaient dissipé la timidité naturelle. Après un moment de silence, où chacun semblait interroger son voisin sur l’opportunité d’un tel sujet de conversation : — C’est très-vrai, répondit le chevalier Grimani, il conte d’Artois est à Venise depuis quelques jours, et la république se dispose à le recevoir comme elle a reçu jadis son aïeul Henri III, avec les honneurs dus à son rang et à son infortune.

Ma, dit un autre interlocuteur, les choses vont donc bien mal en France pour qu’un prince du sang soit obligé de venir chercher un refuge en Italie ?

— Ce n’est pas seulement la France qui est malade, répondit le sénateur Grimani, père du chevalier, c’est toute l’Europe, et vous verrez que l’Italie n’échappera qu’avec peine aux convulsions des idées subversives qui circulent de toutes parts.

— Je bois à la santé de la république, s’écria l’abbé Zamaria en levant en l’air un verre de Murano rempli d’un excellent rosoglio de Zara, à la fermeté de son gouvernement qui ne se laisse point imposer par les sophistes, al nostro serenissimo principe, Lodovico Manini, le cent vingtième doge qui a l’honneur de présider aux destinées de ce pays, et qui certes ne sera pas le dernier à porter la corne ducale et à jeter à la mer Adriatique son anneau d’éternelle alliance.

— Peut-être, répondit d’une voix basse et creuse un convive qui jusqu’alors avait été peu remarqué. Si la république persiste à fermer les yeux à la lumière, à vouloir s’isoler des grands événemens qui se préparent et qui menacent surtout le repos de l’Italie, elle pourra bien succomber sous les artifices d’une politique égoïste, couarde et surannée.

Celui qui eut la témérité de prononcer ces paroles hardies était un membre de la minorité du grand-conseil, un ami intime de François Pesaro, de cet homme courageux qui voulait forcer la république à secouer la torpeur d’une neutralité funeste. Une stupeur muette se peignit sur tous les visages à cette sortie audacieuse contre le gouvernement de la république, et tout le monde sut gré à Girolamo Dolfin d’oser interrompre le cours de ces idées sombres en disant : — On