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en plein vent, des causeries, mille bruits divers et des épisodes nombreux de galanterie facile égayaient ce vaste tableau de la vie vénitienne, qui se renouvelait tous les soirs et qui tous les soirs présentait un attrait nouveau. Beata cependant paraissait soucieuse au milieu de cette foule étourdie où elle ne voyait pas un ami qui pût l’aider de ses conseils et partager les peines de son âme. Elle ne prêtait qu’une oreille distraite aux propos du chevalier, qui l’entretenait des différens épisodes de la soirée, et surtout d’Hélène Badoer, dont il critiquait la tenue, plaisantant sur l’empressement qu’elle avait mis à saisir le bras du jeune Lorenzo. Cette observation maligne du chevalier fit tressaillir la noble fille, qui ne put se défendre d’un mouvement de jalousie dont les natures les plus élevées ne sont pas exemptes. Elle craignait d’ailleurs que le chevalier ne devinât en partie son secret, et qu’il ne finît par comprendre la raison du retard qu’elle apportait à leur union. À cette perplexité cruelle, qui empoisonnait sa vie, venait s’ajouter le chagrin de ne pouvoir répondre à la lettre que Lorenzo lui avait écrite, et qui l’avait si vivement touchée. Pendant toute la soirée elle l’avait observé avec inquiétude, épiant sa contenance vis-à-vis de la Vicentina, qu’elle ne perdit pas un instant de vue. Elle avait été heureuse de voir Lorenzo rester insensible aux agaceries de la prima donna, et elle aurait voulu pouvoir récompenser par un témoignage de satisfaction cette réserve mêlée de tristesse qu’elle avait remarquée chez son frère d’adoption, et dont elle comprenait si bien la cause. Cet hommage tacite que lui avait rendu Lorenzo au milieu de tant d’objets de distraction avait flatté son âme, tant il est impossible à la femme même la plus chaste d’échapper aux instincts de sa nature, qui est d’aimer et de régner par l’amour qu’elle inspire.

Après une heure de promenade, le chevalier Grimani proposa à la compagnie d’aller achever cette belle nuit au Salvadego, célèbre osteria près de la place Saint-Marc, qui donnait d’excellens soupers, et où aimaient à se retrouver les plus grands personnages de l’état. L’invitation fut acceptée avec empressement par l’abbé Zamaria et communiquée par lui à quelques personnes qui avaient assisté à l’accademia du palais Grimani. Une table de vingt couverts fut bientôt servie dans une grande salle éclairée par des lampes suspendues à de petites corbeilles de fleurs qui tempéraient l’éclat de la lumière. Beata était assise entre son père et le chevalier, Lorenzo à côté d’Hélène Badoer et du poète Lamberti, la Vicentina entre Grotto et l’abbé Zamaria, qui occupait le milieu de la table en face du vieux sénateur Grimani et de Pacchiarotti. Plus loin était Canova à côté du poète François Gritti. Les mets délicats, les pâtes légères arrosées de vins généreux, et surtout de vin de Chypre, eurent bientôt ému l’imagination