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et après avoir fait quelques milles à pied, il s’arrêta pour échanger ses vêtemens de marin contre des guenilles abandonnées qu’il rencontra sur son chemin ; puis, ayant revêtu de nouveau la robe du mendiant, il se dirigea vers Londres avec cet instinct qui pousse vers la solitude le renard traqué, car les grandes foules sont précisément le véritable désert où l’homme persécuté est le plus en sûreté.

À une distance de dix ou quinze milles de Londres, le pauvre proscrit, mourant de faim et épuisé de fatigue, arriva devant une manufacture de briques, et s’engagea à raison de six shillings par semaine. Pendant quinze mortelles semaines, Israël mena la dure existence d’un ouvrier en briques, et à la fin, grâce à ses sueurs, se trouvant muni d’un costume un peu plus convenable et possesseur de quelques gros sous, il reprit sa route pour la capitale, où il entra, comme les rois qui viennent de Windsor, par le côté du Surrey. C’était un lundi matin, 5 novembre, le jour de l’anniversaire de Guy Fawkes. Londres était plein de bruit, de brouillard et d’odeur de poudre. Il devait y rester encore quarante-cinq ans sans que le malheur cessât de peser sur lui.

Ces quarante-cinq années eurent la monotonie du malheur et portent la grise livrée de la misère. On peut dire pour les misérables ce que l’on a dit des peuples heureux : ils n’ont pas d’histoire. D’abord Israël fut assez prospère, et même rassembla assez d’argent pour payer son passage en Amérique ; mais le malheur voulut qu’étant traité avec beaucoup de bonté dans une boulangerie où il était employé, il tomba amoureux de la fille de boutique. Il crut ne pouvoir témoigner sa reconnaissance que par un mariage. Lorsque la paix fut conclue, ses épargnes s’étaient évanouies, et lorsque plus tard un consul américain établi à Londres eut été en mesure de lui procurer un passage gratuit, il ne put naturellement se résoudre à abandonner sa femme et son enfant.

Jusqu’alors Israël avait gagné péniblement sa vie. La conclusion de la paix fut suivie par malheur d’un encombrement des métiers et d’une baisse des salaires, provoqués par l’affluence des soldats licenciés. En même temps, selon une règle fort énigmatique, mais bien connue et tout à fait malthusienne, la famille d’Israël augmentait à mesure que ses ressources diminuaient. Onze enfans lui vinrent au monde dans un grenier de Moorfiels. Dieu lui fit la grâce d’en rappeler dix à lui. Israël essaya de gagner sa vie en se faisant rempailleur de chaises, et bientôt ce métier ne lui offrant plus de ressources, il fit et vendit des allumettes ; mais la pente de la misère est fatale, et sa triste industrie ne lui réussissant pas encore, Israël fut réduit au métier de chiffonnier.

La guerre se ralluma, la grande guerre de 93, et de nouveau les années se mirent en marche. La concurrence étant moindre. Israël