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dont elle jouait avec maestria, en rouvrant et en le fermant avec fracas. Sur cet éventail, qui était un objet d’art assez curieux, on avait reproduit une scène galante tirée d’une comédie vénitienne, et dans laquelle on voyait une genlildonna entourée d’un cercle de zerbinott ou petits maîtres, qui la lutinaient de leurs propos agaçans. Cette jeune femme très à la mode, a qui Lorenzo avait été présenté par l’abbé Zamaria dès son arrivée à Venise, s’appelait Hélène Badoer. Elle était mariée depuis quelques mois seulement, et son mari avait complètement disparu derrière l’épanouissement radieux de sa belle épouse. D’une stature plus forte que délicate, avec deux grands yeux noirs ardens et peu discrets, un visage rayonnant, où l’ombre d’un souci ne pouvait se fixer, des bras somptueux que terminait une main blanche et potelée, Hélène Badoer ressemblait à ces types de femmes vénitiennes qu’on voit dans les tableaux de Titien et de Paul Véronèse. Excellente musicienne, possédant une voix de soprano étendue et très sonore, elle chantait avec plus de brio que de sentiment, et dans ses manières, dans ses goûts comme dans les instincts naïfs de sa nature, Hélène Badoer exprimait les attraits et le contentement de l’existence. Elle gazouillait comme un oiseau, et les syllabes amorties tombaient de ses lèvres de rose comme des gouttes de miel qu’on eût voulu recueillir dans une coupe d’or. Aussi ne répondait-elle aux mille propos aimables qu’on lui adressait que par quelques paroles insignifiantes, accompagnées d’une petite toux à pulsations légères, qui faisaient résonner sa poitrine sonore et rebondir ses hanches voluptueuses. Plus passionnée qu’intelligente et moins accessible aux séductions de l’esprit qu’à celles de la beauté extérieure, Hélène Badoer ne pouvait voir un homme élégant et bien tourné sans le regarder curieusement et tressaillir, comme tressaille une fleur à l’apparition du jour. Ce n’est pas que les mœurs et la conduite de cette charmante créature eussent jamais été l’objet d’aucune observation maligne ; si elle était coquette et cherchait à exercer la puissance de ses charmes sur les hommes qui l’entouraient constamment, c’était bien moins de sa part le désir de nouer une intrigue que le besoin de satisfaire les instincts de sa nature galante. Elle aimait le monde et, ses tourbillons enivrans, elle aimait les joies et les fêtes de la vie. C’était une Grecque légèrement modifiée par le christianisme qu’Hélène Badoer, c’est-à-dire une Vénitienne pute et sans mélange.

Lorenzo avait été fort bien accueilli par Hélène Badoer lors de son arrivée à Venise. Présenté par l’abbé Zamaria, il allait souvent faire de la musique avec elle, l’accompagnait au clavecin et se montrait tout fier de la familiarité aimable avec laquelle on le traitait. Plusieurs fois il s’était même enhardi jusqu’à saisir et porter