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Beata lut cette lettre le soir en se couchant et ne put contenir d’abord l’expression de sa surprise et de son ravissement. — Il a osé m’écrire, s’écria-t-elle avec une joie adorable, il m’aime, il est digne de moi ! Ô Dieu puissant de l’amour et des nobles âmes, tu n’es donc pas un vain nom ? dit-elle en pressant la lettre sur son cœur et les yeux remplis de douces larmes. Lorenzo, cher Lorenzo, non je ne te repousserai pas, tu ne quitteras pas ce palais où tu fais la joie de ma vie. Tu seras ici, toujours à côté de moi, et puissé-je être la Stella matuttina qui éclairera les jours fortunés ! O le bien-aimé de mon cœur, cher et beau Lorenzo, tu seras à moi !… En proférant ces dernières paroles avec une gaieté enfantine Beata changea tout à coup de visage. Elle jeta la lettre sur sa table de nuit et murmura entre ses lèvres : — Malheureuse que je suis ! Et mon père, que dirait-il s’il apprenait jamais que sa fille unique et chérie a le cœur rempli d’une passion funeste ? Donnerai-je à sa vieillesse le triste spectacle d’une affection si contraire à ses idées et à ses préjugés, que je dois respecter ? N’est-ce pas assez que sous les prétextes les plus frivoles je retarde de jour en jour mon alliance avec le chevalier Grimani, qui est, après le salut de l’état, le plus cher de ses vœux ? Mon âge, ma naissance, le bonheur de mon père et l’intérêt de la république ne sont-ils pas des obstacles insurmontables à la réalisation de mon rêve insensé ?

Retombée ainsi dans la perplexité de ses sentimens, poussée par l’amour et contenue par le devoir et les bienséances, Beata ne changea presque pas de conduite. Si son maintien avait quelque chose de moins sévère et si, dans ses regards attendris, on pouvait lire l’intérêt toujours croissant que lui inspirait Lorenzo, elle ne fut pas moins avare de ses paroles et laissa la lettre sans réponse. Cette lutte intérieure, qui minait chaque joue la santé de Beata, échappait complètement à l’inexpérience de Lorenzo. Il ne savait comment s’expliquer le silence obstiné de Beata et la réserve de ses manières, qui impliquaient le dédain ou la désapprobation de la démarche qu’il avait osé faire. S’étant assuré que Teresa avait remis exactement la lettre, il passa tour à tour de l’abattement à l’espérance, épiant, un regard de Beata qui pût lui révéler sa destinée et mettre fin à la cruelle incertitude qui l’agitait.

Une grande fête ou accademia devait avoir lieu, sous peu de jours, au palais Grimani. Le prétexte de cette accademia, où était invitée toute la haute société de Venise, était l’anniversaire de la naissance de Galuppi, compositeur illustre dont l’abbé Zamaria devait prononcer l’éloge ; mais en réalité la fête était donnée à l’intention de la famille Zeno et surtout en l’honneur de Beata, dont le chevalier Grimani cherchait à gagner les bonnes grâces en luttant contre la résistance