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patrie imaginaire en Sibérie ou au Thibet, il voulut s’assurer si les steppes qui séparent la Mer-Noire de la Mer-Caspienne ne renfermaient pas quelques rejetons de la souche magyare antérieure a l’établissement des Hongrois en Europe. Son attente fut bien heureusement remplie, s’il rencontra dans la vallée du Kouban, ainsi qu’il nous le dit, une peuplade qui non-seulement connaissait le nom de Magyar, mais encore prétendait que ses ancêtres l’avaient porté autrefois. Cette peuplade était celle des Karatchaï. La fraternité, ou du moins la similitude de nom, ayant créé entre notre voyageur et le chef ou vali de la tribu une sorte d’intimité, voici ce qu’il entendit sous la tente et de la bouche même de ce chef, un soir qu’ils buvaient ensemble le tchoïa, accroupis sur des tapis de Perse. Le voyageur ignorait l’idiome des Karatchaï, mais un interprète turk lui traduisait le récit phrase par phrase, et il s’empressa de le confier au papier dès qu’il fut rentré dans sa tente. Je le donnerai ici en l’abrégeant, et je le ferai avec d’autant plus de confiance, que l’écrivain à qui je l’emprunte semble n’y pas voir autre chose qu’une sorte de féerie orientale où il est question des Magyars.

« A Constantinople vivait jadis un empereur d’humeur bizarre et ombrageuse, pour qui l’honneur de son nom et la considération de sa couronne étaient tout, et qui eût sacrifié au désir de préserver sa gloire — enfans, parens et amis. Le ciel lui avait donné une fille unique, chez qui éclata dès l’enfance la beauté la plus merveilleuse. Craignant que cette beauté n’attirât plus tard quelque catastrophe sur sa maison, il fit élever sa fille loin de Constantinople, dans une petite île de la Propontide, sous la garde d’une matrone sévère et en compagnie de quinze demoiselles attachées à son service. Il défendit aussi par un décret à tout homme, quel qu’il fût, d’approcher de l’île sous peine de la vie.

« Les charmes d’Allemely (c’était le nom de la princesse) se développèrent avec les années ; on ne pouvait la voir sans l’aimer. Les élémens en devinrent épris : quand elle se promenait dans la campagne, le vent la caressait de son haleine ; quand elle marchait sur le rivage de la mer, les flots accouraient baiser ses pieds : un jour qu’elle s’était endormie sur son sopha, la fenêtre de sa chambre ouverte, un rayon de soleil entra, l’enveloppa amoureusement, et la rendit mère. Bientôt des signes certains révélèrent sa grossesse à tous les yeux. Rien ne peut rendre la colère qu’éprouva l’empereur à cette vue ; il résolut de perdre sa fille pour cacher le secret de son déshonneur, mais, n’osant pas la tuer de ses propres mains, il la fit embarquer, avec la matrone qui l’avait si mal gardée et les quinze demoiselles, dans un navire rempli d’or et de diamans, qu’il abandonna aux caprices du vent et des flots.