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chrétiens ? — Nous sommes, répondirent-ils, la vengeance du grand Dieu et le fouet dont il lui plaît de vous flageller. Quand nous cessons de vous poursuivre, c’est vous qui, à votre tour, nous poursuivez et nous tuez.

« — Puisqu’il en est ainsi, s’écrie le césar, choisissez le genre de mort qui vous convient, et je vous l’accorderai. » Léel reprit alors : « Permets, ô empereur, qu’on m’apporte d’abord ma trompette, afin que je joue un petit air avant de te répondre. »

« L’empereur Conrad l’ayant permis, on apporta à Léel sa trompe de combat, et Léel se mit à l’emboucher : tout en sonnant, il s’approchait pas à pas de l’empereur. Quand il fut près de lui, il éleva la trompette en l’air et la lui abattit sur la tête avec tant de force, que le crâne fut enfoncé, et Conrad mourut du même coup.

« Alors Léel fit éclater une grande joie. — Tu meurs avant moi, lui cria-t-il : j’aurai donc un esclave pour me servir dans l’autre monde ! » En effet, — ajoute la chronique, — les Hongrois croyaient que ceux qu’ils tuaient pendant cette vie étaient condamnés à les servir pendant l’autre.

« Léel et Bulchu furent aussitôt mis aux fers, et on les pendit au gibet de Ratisbonne. »

Tels sont les trois ouvrages principaux, tous trois antérieurs au XVe siècle, dans lesquels nous pouvons à coup sûr consulter les traditions hongroises. J’y joindrai volontiers les deux premières parties de la chronique de Thuroczi, qui écrivait en 1470, sous le règne de Mathias Corvin, mais qui nous dit lui-même qu’il a suivi la route tracée par ses prédécesseurs. Thuroczi est réellement le dernier des chroniqueurs hongrois. À côté de lui s’élevait, sous le patronage de Mathias Corvin, une littérature savante, importée d’Italie, qu’illustrèrent de beaux esprits, et qui a rendu à l’histoire de Hongrie des services incontestables, non pas pourtant en ce qui concerne ses origines. Ni Bonfinius, ni Ranzanus, ni Callimachus n’eurent le goût de la poésie populaire hongroise, qui aurait d’ailleurs assez mal figuré dans des décades composées à la manière de Tite-Live ; pour la sentir, il fallait être Hongrois. Ce fut là le mérite de Thuroczi.

De ce qui précède, il résulte, si je ne me trompe, que non-seulement il a pu exister des traditions hongroises, mais que ces traditions existent, et que nous en possédons les monumens dans des livres d’une authenticité incontestable, dont le plus ancien fut écrit trente ans après la mort de saint Étienne et cent soixante ans seulement après rétablissement d’Arpad en Hongrie. Quelle est en Europe la nation qui a rédigé si tôt ses souvenirs ?

Il résulte encore de ces détails que la tradition, transmise d’abord par des chants nationaux, a éprouvé une double altération au XIe siècle :