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village en tendant la main. Après leur mort, leurs enfans en firent autant, puis leurs petits-enfans, et la descendance des Hétu-Magyar-Gyak formait au Xie siècle une puissante corporation de jongleurs que saint Etienne supprima.

L’histoire de Hongrie est pleine de faits qui nous montrent le goût des Magyars pour la poésie nationale et la permanence d’une sorte d’histoire chantée. Ce goût triomphe de toutes les tentatives faites pour le déraciner. Il est général sous les ducs et rois de la dynastie d’Arpad. L’avènement de la maison française d’Anjou au trône de saint Etienne ne change rien à cet état des esprits, ou plutôt Louis Ier, le plus grand roi qu’ait eu la Hongrie et le plus national malgré son origine étrangère, se prend lui-même de passion pour ces chants traditionnels, qui étaient comme l’âme de sa patrie adoptive. Jean Hunyade, fondateur d’une dynastie indigène au XVe siècle, ne connaissait pas d’autre littérature, et Mathias Corvin, tout savant qu’il était, tout admirateur des poètes grecs et romains, avait en prédilection les vieilles poésies magyares : il ne se mettait jamais à table sans qu’il y eût dans la salle du repas des jongleurs armés de leur kobza. Un auteur contemporain de Mathias Corvin, maître Jean Turoczi, nous parle des chansons composées et chantées de son temps en l’honneur d’Etienne Konth, de la maison d’Herdenvara. Il serait superflu, je pense, de relever dans les chroniques et dans les légendes des saints tous les passages prouvant la popularité de ce genre de transmission, au moins jusqu’au XVIe siècle.

La poésie nationale eut pourtant chez les Hongrois beaucoup d’ennemis, dont le premier et le plus redoutable fut le christianisme, qui la rencontrait en face de lui comme une gardienne vigilante de la vieille barbarie et un adversaire de toute nouveauté. Les chants magyars, historiques et guerriers, étaient, par leur nature même, saturés de paganisme ; on y rapportait aux dieux les exploits et les conquêtes de la nation ; on y parlait sans cesse d’aldumas, festins religieux où petits et grands, confondus à la même table, s’enivraient en mangeant de la chair de cheval consacrée par les prêtres ; le mépris de l’étranger, la haine des croyances étrangères, respiraient dans la poésie d’un peuple qui était alors l’effroi de l’Europe. Aussi poètes, chanteurs et chansons furent-ils l’objet des anathèmes de l’église. Plusieurs conciles fulminèrent des menaces d’excommunication contre quiconque répéterait ces chansons ou les écouterait, les ecclésiastiques eux-mêmes reçurent à ce sujet plus d’un avertissement des canons ; mais anathèmes et menaces, tout fut inutile. Pour détruire les chansons nationales, il aurait fallu refaire la nation. Tout se chantait chez les Hongrois, la kobza n’était de trop nulle part. On avait chanté la loi avant de l’écrire, et l’on consulta plus tard les