Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/468

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a échappé à l’oubli. Le reste est un peu de cendre froide qui tiendrait dans la main. M. Dupin continue trop, il nous parait, à voir toute cette histoire de l’œil de l’avocat. Une des plus curieuses aventures que M. Dupin se plaît à remémorer est sans nul doute celle de Saint-Acheul. Le célèbre avocat est appelé à Amiens vers 1826 pour plaider ; là il est invité à dîner par le directeur de la maison des jésuites de Saint-Acheul, le fameux père Loriquet en personne. Très bon catholique, il ne se refuse point à assister à une procession et à porter un cordon du dais ; mais aussitôt les journaux libéraux signalent la grande trahison de M. Dupin, les progrès du fanatisme, et voilà M. Dupin obligé d’engager une correspondance avec les journaux et avec le père Loriquet pour défendre sa liberté en se défendant d’être jésuite. L’aventure fut chanté ; l’auteur des Mémoires s’en tira, à ce qu’il dit. À travers tout cependant il y a dans ce livre un passage où M. Dupin émeut en étant vrai et sincère : c’est quand il raconte sa visite à la reine Marie-Amélie en 1850, au moment où viennent de mourir le roi Louis-Philippe et la reine des Belges. M. Dupin baise pieusement la main de cette reine éprouvée, et involontairement il fléchi le genou devant cette image vivante et sacrée de la douleur. Si on dit à M. Dupin qu’il fut un courtisan en fléchissant le genou, il peut s’en consoler : ce jour-là il fut le courtisan du malheur.

De ce monde de l’histoire et des lettres, il faut revenir aux affaires des peuples, qui sont elles-mêmes quelquefois un drame éloquent. N’y a-t-il point ici en effet, sur le terrain des choses positives, tous les intérêts et toutes les passions en présence ? De tous les pays de l’Europe, l’Espagne est celui qui se débat en ce moment dans la plus périlleuse épreuve intérieure. L’anniversaire de la révolution de juillet va être célébré à Madrid, et on pourrait demander de terribles comptes à cette révolution. Bien loin de s’améliorer, depuis quelque temps la situation de la Péninsule s’aggrave et se complique chaque jour, comme à la veille d’une crise décisive. Ce serait déjà fait, si l’Espagne n’était pas la contrée où l’on s’accoutume le plus au désordre. Détresse financière, agitations ouvrières dans la Catalogne, mouvemens carlistes, impuissance et puérilité révolutionnaire des cortès, indécision du gouvernement, faiblesse de tous les pouvoirs combinée avec l’anarchie universelle, tout se réunit aujourd’hui pour donner à cette situation un caractère indéfinissable et alarmant. Voilà une demi-année déjà que le gouvernement et le congrès en sont à chercher les moyens de faire face aux dépenses des services publics ; on ne les a point trouvés, et la détresse financière en est venue à dominer la politique elle-même, tout en s’y rattachant intimement. L’histoire des finances espagnoles est en vérité assez curieuse depuis la révolution. On se rappelle comment ont débuté les cortès : elles ont commencé, pour se donner un peu de popularité, par abolir l’impôt de consommation. C’était enlever au trésor une recette de plus de 150 millions de réaux, sans qu’il en soit résulté aucun profit pour les consommateurs. Depuis ce moment, il a fallu vivre d’expédiens, d’autant plus que toutes les autres recettes ont diminué par le fait de l’incertitude universelle. Le premier de ces expédiens a été un emprunt de 40 millions, c’est-à-dire que pour avoir 40 millions effectifs, il fallait émettre pour 120 millions de litres. Cette merveilleuse opération était à peine accomplie, que le gouvernement était obligé de