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rassemble à plaisir sur la tête d’Émile. Émile et Sophie sont venus à Paris, et ils se sont laissé pervertir par les mœurs du temps. « Tous mes attachemens s’étaient relâchés, dit Émile à son maître en lui racontant ses malheurs ; toutes mes affections s’étaient attiédies ; j’avais mis un jargon de sentiment et de morale à la place de la réalité. J’étais un homme galant sans tendresse, un stoïcien sans vertus, un sage occupé de folies ; je n’avais plus de votre Émile que votre nom et quelques discours. » Quant à Sophie, « changement cent fois plus inconcevable ! comment celle qui faisait la gloire et le bonheur de ma vie en fit-elle la honte et le désespoir ? » Je ne demande assurément pas aux héros de roman d’être toujours heureux et toujours vertueux, ils ne seraient plus hommes ; mais j’ai droit de demander à Émile et à Sophie plus qu’aux autres hommes : A quoi bon en effet avoir été élevés comme ils l’ont été, s’ils doivent faillir comme tout le monde ? À quoi bon avoir une éducation d’exception pour aboutir à une destinée de lieu-commun ? Mais, dit Rousseau, ils savent supporter leurs malheurs, ils savent se repentir de leurs fautes ; c’est là leur supériorité. Je ne veux pas mettre tout le mérite de leur repentir sur le compte du malheur, qui est aussi un grand maître d’éducation. J’aime mieux remarquer ici le procédé habituel de Rousseau dans la création de ses personnages. Comme il les fait tous à son image, il les fait tous pénitens et repentis, ayant failli, mais revenant à la vertu. Saint-Preux et Julie ont péché ; mais quelle triomphante régénération ! Je ne conteste pas le mérite ; j’y voudrais seulement plus de modestie. Émile et Sophie pèchent aussi afin d’avoir lieu de se repentir, et une fois que Sophie s’est repentie, Émile s’écrie dans son récit : « Ah ! si Sophie a souillé sa vertu, quelle femme osera compter sur la sienne ? Mais de quelle trempe unique doit être une âme qui put revenir de si loin à tout ce qu’elle fut autrefois ! » C’est le mot de Rousseau dans ses Confessions, quand, se supposant devant Dieu, il s’écrie orgueilleusement : « Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères ! Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis, qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là ! »

Pour examiner l’Émile, j’ai interrompu l’histoire de la vie de Rousseau ; j’y puis revenir maintenant. Le temps pendant lequel fut composé l’Émile est encore un des temps heureux de cette vie. Après l’Émile et le séjour à Montmorency, Rousseau voit commencer l’existence errante et inquiète qu’il a menée jusqu’à sa mort.


SAINT-MARC GIRARDIN.