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de l’union de l’homme et de la femme ; il n’en est point le principe et la cause, qui est plus haut. Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; voilà pourquoi Dieu lui a donné une compagne et une compagne qui lui plaît, parce que Dieu met volontiers le beau dans le bon et la grâce près de la vertu, quand il veut créer quelque chose de grand et de durable.

Rousseau, qui prescrit la douceur aux femmes afin qu’elles plaisent toujours, ne leur défend pas d’être un peu coquettes, et cela encore afin de plaire. J’ai même tort de dire qu’il ne défend pas la coquetterie, il la recommanda. « Une sorte de coquetterie est permise aux filles à marier. » Et ailleurs : « Je soutiens qu’en tenant la coquetterie dans ses limites, on la rend modeste et vraie, on en fait une loi de l’honnêteté[1]. » Moraliste ordinairement sévère et même un peu bourru, voilà Rousseau devenu bien indulgent. Ne vous en étonnez pas, il faut que la femme plaise ; c’est là sa vocation, c’est là le principe unique du rang qu’elle tient dans ce monde. Qu’elle se garde bien surtout, voulant plaire, de prendre trop au sérieux ses devoirs de mère de famille et de ménagère ou ses devoirs de chrétienne ! « À force d’outrer tous les devoirs, dit Rousseau, le christianisme les rend impraticables et vains ; à force d’interdire aux femmes le chant, la danse et tous les amusemens du monde, il les rend maussades, grondeuses, insupportables dans leurs maisons… On a tant fait pour empêcher les femmes d’être aimables, qu’on a rendu les maris indifférens. Cela ne devrait pas être, j’entends fort bien ; mais, moi, je dis que cela devait être, puisqu’enfin les chrétiens sont des hommes. Pour moi, je voudrais qu’une jeune Anglaise cultivât avec autant de soin les talens agréables pour plaire au mari qu’elle aura qu’une jeune Albanaise les cultive pour le harem d’Ispahan[2]. » Quelle étrange boutade, qui aboutit pour conclusion à la femme du serail ou à la femme du monde, en laissant de côté la mère de famille ! Mais regardez au fond de cette boutade. Il y a là encore l’idée que la femme n’est faite que pour plaire à l’homme, et qu’elle n’a pas d’autre raison d’être ici-bas : raison insolente et fausse. Cette obligation de plaire aux hommes dont Rousseau fait le fondement de la condition des femmes, comment ne voit-il pas qu’elles peuvent l’accomplir de diverses manières, et que la manière qu’il indique est la plus frivole et la plus trompeuse ? On dirait, à l’entendre, que la femme ne peut plaire à son mari que par sa beauté ou par ses talens, par son chant ou par sa danse. Elle peut plaire aussi par là, mais je la plains si elle ne plaît que par là. Je ne veux

  1. Émile, livre V.
  2. Ibid.