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affaire avec la vérité. Il faut donc que ses pauvres filles nobles ne prennent pas dans leur éducation des habitudes de délicatesse qu’elles ne pourront pas garder dans les ménages modestes et économes qu’elles auront à conduire ; il faut qu’elles soient décidées à tacher leurs manchettes plutôt qu’à faire jeûner leur famille ; il faut qu’elles sacrifient la bonne grâce et le bel air au devoir.

Rousseau ne veut pas plus que Fénelon et Mme de Maintenon d’une éducation solitaire et renfermée qui laisse ignorer le monde. Il veut même que la mère de famille ne se tienne pas trop recluse dans son intérieur ; il lui demande de voir le monde, ou plutôt de le faire voir à sa fille. En effet, montrer le monde à sa fille n’est pas du tout la même chose que le chercher pour soi-même. Si la mère va dans le monde pour son propre compte, au lieu seulement d’y accompagner sa fille, l’instruction que peut donner l’usage du monde est perdue : il ne reste plus que l’usage des plaisirs autorisé par le goût de la mère. Comment alors la fille n’aimerait-elle pas le monde ? Au lieu de juger ces plaisirs et de voir ce qu’ils valent, au lieu de les prendre pour ce qu’ils sont, comment la fille ne croirait-elle pas qu’ils sont le véritable emploi de la vie des femmes ? « Quand je veux qu’une mère introduise sa fille dans le monde, dit Rousseau, c’est en supposant qu’elle le lui fera voir ici qu’il est… Mères, dit-il encore, donnez à vos filles un sens droit et une âme honnête, puis ne leur cachez rien de ce qu’un œil chaste peut regarder : les bals, les festins, les jeux, même le théâtre, tout ce qui, mal vu, fait le charme d’une imprudente jeunesse peut être offert sans risque à des yeux sains. Mieux elles verront ces bruyans plaisirs, plus tôt elles en seront dégoûtées[1]. »

Fénelon et Mme de Maintenon ne vont pas si loin ; ils se bornent a préférer l’éducation de la famille à celle du couvent, afin que les filles soient mieux préparées à la vie qu’elles doivent mener. Il n’y a pas encore cependant sur ce point de différence notable entre leurs principes et ceux de Rousseau. Voulant, comme Rousseau, que la femme soit élevée pour vivre dans le monde et non dans le cloître, il est naturel qu’ils permettent aux filles la connaissance des plaisirs du monde, ne serait-ce que pour qu’elles n’en aient pas un trop grand étonnement après le mariage. Il est naturel aussi, comme les plaisirs du monde sont ce que les fait l’intention de ceux qui les prennent, et qu’à cause de cela les plaisirs ont une portée et un effet différens selon les temps et surtout selon la compagnie, il est naturel aussi que l’interdiction du bal et des spectacles soit plus ou moins sévère. L’usage du monde, l’intention de la mère, sont

  1. Émile, liv. V.