Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pensée se présenta alors à son esprit. La servante qui était entrée avait sans doute cru entendre l’âme du squire Woodcock. — Profitons de cette crédulité pour nous échapper, se dit Israël.

Lorsque le soir fut venu, Israël agit en conséquence ; il ouvrit la garde-robe du squire et revêtit le costume que portait son jovial ami la dernière fois qu’il l’avait vu. Il attendit que minuit eût sonné, et alors, la canne à pomme d’argent du squire en main, il ouvrit la porte et traversa le corridor. Attirées par ce bruit inattendu, plusieurs personnes parurent sur le seuil de leurs appartemens, une lumière à la main, elle regardèrent s’avancer d’un pas lent et solennel avec une terreur profonde. « Le squire ! le squire ! » murmuraient-elles à voix basse et comme frappées d’immobilité. Une vieille dame en deuil, près de laquelle il passa, tomba sans connaissance devant lui ; mais Israël ne se laissa point troubler et marcha d’un pas ferme et délibéré. Il ouvrit la porte de la rue et traversa lentement les terrains qui environnaient la maison. Lorsqu’il fut à quelque distance, il se retourna, vit trois fenêtres ouvertes, et à ces trois fenêtres trois figures effrayées qui le regardaient s’en aller ; bientôt il disparut à tous les yeux. Alors il s’arrêta. Il s’était évadé ; mais le jour allait poindre, et le déguisement qui l’avait servi pouvait le trahir. Il se repentit alors de n’avoir pas songé à garder ses habits par-dessous son costume d’emprunt. Pendant qu’il réfléchissait à cette difficulté, il vit à quelques pas devant lui, dans un champ d’orge ou d’avoine, un homme en habit noir, immobile, un bras étendu et montrant la maison du squire. Israël marcha droit à l’apparition : c’était un mannequin habillé, destiné à protéger la moisson contre les déprédations des oiseaux. Le fugitif eut l’idée de changer d’habits avec le mannequin. Le costume qu’il allait revêtir n’était pas brillant, mais il n’était guère en plus mauvais état que celui qu’il avait acquis jadis du vieux terrassier. D’ailleurs, pour un homme qui veut ne pas attirer l’attention des passans, les haillons les plus déchirés sont les meilleurs. Qui n’évite pas la rencontre de la pauvreté en chapeau défoncé et en habit déguenillé ?

Cet échange fait, Israël s’étendit à terre et dormit d’un profond sommeil. Lorsque le jour parut, il vit un paysan armé d’une fourche qui se dirigeait de son côté. La pensée lui vint que cet homme connaissait peut-être familièrement le mannequin. Pour éviter toute observation malencontreuse, Israël se mit à la place du mannequin et se tint comme lui immobile, le bras étendu vers la demeure du squire. L’homme passa et jeta sur le faux mannequin un coup d’œil curieux. Lorsqu’il se fut éloigné, Israël abandonna sa position et se mit en marche ; mais il n’était pas sorti du champ, qu’il eut l’idée de se retourner. Sa consternation fut grande en voyant le paysan revenir à grands pas vers lui. Israël s’arrêta et reprit sa position de