Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/37

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Faire la chasse au profit des frégates françaises, bel emploi vraiment ! Docteur, quoi qu’il fasse pour la cause de l’Amérique, Paul Jones doit avoir un pouvoir suprême et distinct. Il ne veut d’autre chef et d’autre conseiller que lui-même. Je ne vis que pour l’honneur et pour la gloire. Donnez-moi le moyen de faire quelque chose de glorieux, donnez-moi l’Indien ! — Le docteur secoua gravement la tête. — C’est ainsi, reprit le capitaine, que par trop de timidité, faussement appelée prudence, on perd les plus belles chances de succès. Ah ! pourquoi ne suis-je pas né tsar ?

— Américain plutôt, répondit le docteur, qui, désireux de changer la conversation, s’apprêtait à lui expliquer le mécanisme de divers modèles de vaisseaux confectionnés par lui, lorsque la fille de chambre entra de nouveau, annonçant le duc de Chartres et le comte d’Estaing.

— Capitaine, cette visite vous concerne indirectement. Le comte a parlé au roi de l’expédition secrète dont vous aviez eu la pensée. Venez demain, et je vous informerai du résultat de la conversation.

— Il est bien tard. Ne pourrais-je passer la nuit ici ? y a-t-il une chambre convenable ?

— Vite, dépêchez-vous, il ne serait pas bon qu’on vous vit en cet instant chez moi ; notre ami partagera sa chambre avec vous. Vite, Israël, accompagnez le capitaine.

— Allons, dit le capitaine en entrant dans la chambre d’Israël, couchez-vous, je ne veux pas vous priver de votre lit. Je vais dormir là, sur cette chaise.

— Pourquoi ne point vous coucher ? dit Israël. Voyez, le lit est assez large ; mais peut-être votre compagnon de lit vous déplairait-il, capitaine ?

— Non certes, je ne suis pas très scrupuleux à cet endroit : dans ma jeunesse, j’ai eu pour compagnon de hamac un nègre du plus pur sang du Congo pendant toute une traversée ; mais j’aime mieux dormir ainsi. Laissez brûler la lampe, j’en prendrai soin.

Israël obéit et se mît au lit. Ne pouvant dormir, il ferma les yeux à demi et s’amusa à épier la capitaine Paul Jones. Celui-ci tira ses bottes, se leva, et se mit à marcher pieds nus et avec une singulière vivacité autour de la chambre. Tout son visage respirait l’ardeur martiale et le commandement ; son bras droit était collé à son côté comme celui d’un homme qui tient un sabre. Il marchait d’un pas militaire. Passant devant la glace qui décorait la cheminée, Paul s’arrêta et se regarda complaisamment, avec un air de sauvage satisfaction mêlée d’une forte dose de fatuité, puis il retroussa sa manche et regarda son bras dans le miroir. Israël tressaillit en voyant les tatouages mystérieux qui le recouvraient presque entièrement : c’étaient des