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le peuple de Paris, au lieu de eu, prononce évu ; mais cela ne suffit pas pour prouver qu’en général la prononciation dans tous les cas intercalait un y qui n’était jamais écrit. N’avoir jamais été écrit, c’est là une objection, à mon sens, insurmontable, et si une telle prononciation avait été commune, elle se retrouverait ça et là dans ceux du moins des manuscrits dont l’orthographe peu soignée se rapproche davantage du parler populaire. Il n’en est pas de même de eaue, qui était dissyllabique dans l’ancien français ; ce mot se prononçait très certainement éve ou ave ; mais là il n’y a pas lieu de supposer un v intercalaire ; l’u, servant à la fois de consonne et de voyelle, était ici consonne. Au reste, ceci se rattache à une théorie de l’éditeur du Patelin, d’après laquelle la langue de nos aïeux fuyait curieusement l’hiatus. M. Génin est, à ma connaissance, le premier qui, dans son livre des Variations du langage français, ait traité lumineusement de la prononciation de l’ancien français, tirant de là des enseignemens pour la prononciation présente, qui aujourd’hui est livrée à tant d’incertitudes et de mauvais usages. Pour retrouver la prononciation ancienne, il est parti d’un principe très certain : de même que le français moderne est, pour le gros des mots, la reproduction de l’ancien, de même il le représente aussi pour le gros des articulations. C’est de cette façon que M. Génin a établi quelques règles générales qui ont déjà rendu de notables services à la lecture, et partant à l’intelligence de nos vieux textes. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple entre beaucoup, il a fait voir que la combinaison de lettres ue chez nos aïeux répondait à notre combinaison eu, et que, quand on trouvait dans un vers les bues, il ne fallait pas le prendre pour un mot dissyllabique, encore moins y mettre un accent (bués), comme on a fait bien longtemps dans les éditions, ce qui rompait la mesure, mais prononcer exactement comme nous prononçons les bœufs. Or les clartés qu’il a répandues sur cette matière engagent à disserter avec lui de certains points dans lesquels il me semble avoir exagéré son principe. Tel est le cas de l’hiatus.

Ce qui l’a poussé à supposer que dans l’ancienne langue l’hiatus n’existait pas, et que partout où il paraissait exister, il fallait imaginer une consonne intermédiaire qui le sauvait, mais qui ne s’écrivait pas, c’est la tendance qu’a le peuple à faire des liaisons et à intercaler des consonnes entre les mots. M. Génin pense que c’est une tendance traditionnelle qui témoigne que le vieux français avait une répugnance instinctive pour le concours des voyelles ; mais, à vrai dire, je ne puis voir sur quoi cela est fondé. Tout semble, au contraire, indiquer que l’ancien français recherchait les hiatus, c’est-à-dire la rencontre des voyelles aussi bien dans l’intérieur des mots que d’un mot à l’autre. Pour l’intérieur des mots, la chose est évidente ;