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d’honneur, les séparât de l’objet aimé. Le goût des lettres était vif dans cette classe, qui les cultivait non sans succès et sans charme.

Malheureusement cette société dispersée ne faisait pas un public pour le théâtre ; pour une autre raison, ce public manquait dans les villes. Les villes étaient des communes qui s’étaient formées par l’affranchissement, tantôt acheté à prix d’argent, tantôt conquis par la révolte et par la force. Il y avait là sans doute des hommes riches et puissans, mais c’étaient des marchands et des gens de métier, ayant peu de loisir et tout occupés de leurs affaires. En un mot, la bourgeoisie et la noblesse vivaient trop séparées pour exercer une influence l’une sur l’autre et pour constituer un monde capable, comme le monde grec, de se plaire aux émotions et aux beautés du théâtre. Aussi le théâtre du moyen âge ne commença-t-il que quand ce mélange se fut opéré par les événemens politiques qui changèrent profondément la vie féodale et constituèrent les grandes villes comme des centres où tout aboutissait, je veux dire la fin du XVIe siècle, car je ne vois aucun moyen de rattacher le théâtre espagnol de ce temps et le grand tragique anglais à la renaissance. Tout l’art de Shakspeare, toute son inspiration émanent du moyen âge. On y chercherait vainement la marque de la tragédie antique, on y chercherait vainement aussi les avant-coureurs de la tragédie de Corneille et de Racine, créant des compositions mixtes entre les modèles classiques qu’ils se proposaient d’imiter et la société du XVIIe siècle dont l’esprit les animait.

En revanche, dans le courant du moyen âge, nul obstacle à la farce, dont le Patelin reste une expression excellente. Donner un bon texte de cette pièce était un service à rendre aux lettres et à la langue. C’est ce que M. Génin a entrepris ; mais beaucoup de difficultés arrêtaient l’éditeur. Au premier rang, on mettra l’excessive rareté des manuscrits. Une œuvre dramatique est particulièrement confiée à la mémoire des comédiens. La vogue même de la pièce dut lui être une cause perpétuelle d’altérations : selon les provinces où ils récitaient, les comédiens remplaçaient un mot suranné par une expression courante : on changeait un proverbe, une rime, un vers devenu obscur ; un changement en appelait un autre, C’est dans cette pénurie de bons textes qu’il faut interpréter les locutions tombées en désuétude, corriger les phrases altérées, remettre sur leurs pieds les vers boiteux, et donner à chaque mot l’orthographe qui lui convient. Remarquez une complication de plus : au XVe siècle, la langue est dans une transition ; elle se sépare déjà, par des caractères tranchés, de celle des XIIe et XIIIe siècles, et n’est pourtant pas encore celle qui prévaudra dans le XVIe. L’éditeur doit être constamment en éveil pour ne pas faire une correction qui soit relativement ou archaïsme