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TYPES MODERNES


EN LITTERATURE




WERTHER.





J’ai lu Werther bien des fois, et je ne l’ai jamais lu sans être ému profondément. Je l’ai lu à l’âge où l’on pressent tout sans avoir encore rien éprouvé. Je l’ai lu à l’âge où l’on a déjà trop senti pour être facilement ému, et toujours le héros à l’habit bleu et à la culotte nankin a exercé sur moi la même séduction. J’ai raffolé de bien des héros de poèmes et de romans qui sont maintenant effacés de mon esprit comme les affections oubliées. Je puis avouer aujourd’hui que j’ai été dupe de bien des inventions de poète et rire d’anciennes admirations ; mais il n’en est pas ainsi pour Werther, et toutes les fois que je reprends le récit de sa lamentable destinée, je sens renaître mon affection pour lui. J’éprouve même une recrudescence d’affection pareille à celle que l’on ressent au retour d’un ami absent depuis longues années, et qu’on retrouve ici qu’on l’avait aimé autrefois. Non, Werther n’a rien perdu pour moi. J’ai eu avec lui une récente entrevue, il est bien encore ici que je l’ai connu jadis : éloquent, romanesque, exalté, si fiévreux et pourtant si doux, si naïf et pourtant si retors en sophistique, si simple d’habitudes et cependant d’une intelligence si subtile, si raffinée, si apte à pénétrer les choses compliquées, si timide dans ses relations avec le monde et si hardi avec lui-même, si gauche dans ses manières et pourtant si gracieux. Sur son intéressant et mélancolique visage, l’étrangeté de ces contrastes