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« CASSANDRE. — Tant de science me confond, et je me sens sur le point de tomber à vos genoux.

« LÉANDRE. — De grâce, modérez ce beau zèle ! Vous êtes ici dans un lieu plein d’enchantemens, et si par malheur il vous arrivait de mettre un pied dans ce cercle magique, le diable vous sauterait à la gorge sans qu’il me fût possible de l’empêcher.

« CASSANDRE. — Que veut dire ceci ? Comment donc craignez-vous le diable, vous qui prétendez être son maître ? (à part.) Voilà une question qui va furieusement l’embarrasser, je suppose.

« LÉANDRE. — Il ne faut pas non plus toujours s’en tenir à la lettre… Il est écrit : « l’homme est le maître de la femme, » et vous savez mieux que tout autre qu’il n’en est pas souvent ainsi. »


Après avoir mis le prétendu sorcier au courant de ses infortunes conjugales, Cassandre finit par lui demander s’il n’aurait pas sous la main quelque moyen magique de savoir ce qui se passe au logis pendant son absence, sur quoi le docteur Léandre, se souvenant de l’anneau de Gygès, passe au doigt de sa pauvre dupe une topaze qu’il suffit, dit-il, de se poser sur le front pour prendre à l’instant même l’air et la mine de la personne à qui l’on pense et dont il vous plaît de tenir la place. Muni du précieux talisman, maître Cassandre revient chez lui, et la première figure qu’il aperçoit devant sa porte est ce damoiseau de Léandre, en bel habit de taffetas, et qui se promène de l’air d’un homme attendant l’heure du berger. « Corbleu, se dit le jaloux, l’occasion s’offre belle, et je ne suis pas fâché d’éprouver un peu ce qu’il faut croire de la vertu de cette pierre. » À ces mots, il lève lentement le bras, et fait, du plus beau sérieux du monde, miroiter l’anneau magique au-dessus de son front. Léandre n’a garde de manquer à son rôle, et, dès qu’il aperçoit le vieux, feint aussitôt de se troubler et de perdre contenance.


« LÉANDRE. — Ai-je donc la berlue ? et la porte de cette maison est-elle de cristal pour me renvoyer ainsi ma ressemblance au nez ? Mon père ne m’a point fait double, que je sache, et voilà une illusion qui me lorgne d’un air bien impertinent. Il y a là-dessous quelque maléfice. Çà, mon cher, ne me direz-vous pas qui vous êtes ?

« CASSANDRE. — Mais, comme vous, un joyeux compagnon qui ne demande qu’à trouver le vin bon, les femmes jolies et les maris absens.

« LÉANDRE. — Et peut-on savoir où vous demeurez ?

« CASSANDRE. — Dans la maison voisine, et, si vous êtes un loyal camarade, vous viendrez sur-le-champ me faire raison d’une bouteille de vin vieux qui sort de la cave du docteur Cassandre.

« LEANDRE. — Un digne homme que je respecte, et dont je ne souffrirai pas qu’on parle mal en ma présence.

« CASSANDRE (à part). Ce garçon-là s’exprime bien.

« LEANDRE (d’un air troublé). Mais votre nom, monsieur, votre nom !