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que cet Othon, qui tout à l’heure, par son mariage avec Elisabeth, semblait devoir joindre le duché de Clèves à la couronne de Thuringe, renonce au monde dans un accès de mélancolie amoureuse, l’idée de la fatalité qui pèse sur sa maison s’empare décidément de son esprit et ne le quitte plus. Ainsi de ses deux fils, l’un, doux et timide enfant, a péri par sa main ; l’autre, naguère plein de fougue chevaleresque et de la trempe des héros, va s’enterrer vivant dans un cloître. Et sa fille, en qui désormais reposent les suprêmes espérances de son sang, sa fille aime un bâtard, Ottnit, l’odieux rejeton d’un père dont ce cœur de fer ne se lasse pas de blasphémer la mémoire ! Une antique tradition, accréditée parmi les populations superstitieuses de la Thuringe, raconte que l’un des ancêtres d’Henri, le comte Asprian, dont l’existence fantastique se perd dans la nuit des âges, étant devenu fou sur ses vieux jours par passion de vénerie, abandonna sa couronne à son fils aîné et s’en alla vivre dans les taillis de la forêt. Bientôt on n’entendit plus parler de lui ; le bruit courut qu’il était mort et que son âme avait passé dans le corps d’un oiseau des buis, d’un miraculeux coq de bruyère que de loin en loin les gardes-chasse avisaient en quelque épais fourré, et qui, doué de la parole humaine, entamait avec eux, au clair de lune, du haut de son perchoir, des conversations souverainement judicieuses, si bien qu’à dater de ce jour il fut défendu de tirer sur les coqs de bruyère, et que de génération en génération s’établit la croyance que la destinée de la maison de Thuringe était attachée à l’existence du fabuleux volatile dont la mort entraînerait fatalement la ruine de cette race illustre. Or, pressentiment terrible ! la veille au soir, en retrouvant sa fille, le landgrave a vu briller à la toque de Jutta la plume mordorée d’un de ces oiseaux superbes, et sa fille lui a répondu que c’était un présent d’Ottnit, qui, dans une de ses chasses, avait abattu la royale proie. Cette sombre coïncidence lui montre de plus en plus, dans l’époux que Jutta s’est choisi, l’antagoniste que la fatalité oppose à sa dynastie, le rameau vivace que le sort (sa haine se refuse à prononcer le nom de Dieu) tient en réserve pour féconder la souche foudroyée de sa descendance ! « Ainsi j’aurais vécu pour rien, ainsi je ne serais qu’une misérable poupée dont l’aveugle destin tient le fil ! Quand j’étais enfant et qu’on me disait une histoire, je voulais toujours en savoir la fin dès le commencement. Rien, à mon sens, ne marche assez vite. Croule donc, rocher qui menace ma race, écrase mon corps sous tes débris, et qu’après moi règne Othon ! qu’il règne uniquement pour me venger ! »

La nuit est devenue plus sombre ; tout à coup des pas glissent sous la feuillée ; au tressaillement de sa rage, Henri croit deviner la présence d’Ottnit, et l’épée à la main il se dirige à tâtons vers le bruit.