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I. — LE COQ DE BRUYÈRE.

Nous sommes en 1140, Louis II, plus communément désigné sous le nom de Louis Ier, parce qu’il fut le premier landgrave de Thuringe, vient de mourir à la Wartbourg. Outre les trois fils et les quatre filles que l’histoire lui reconnaît, le vieux landgrave a laissé plusieurs bâtards. Ottnit, Franz et Albert, frères naturels du nouveau maître de la Thuringe, sont encore en possession du château de Marbourg, et s’attendent d’un moment à l’autre à voir arriver le landgrave, incertains du traitement que celui-ci leur réserve. Cette scène est caractéristique. Dès l’exposition, les rôles s’y dessinent, car ces bâtards, enfans du même père, sont nés de femmes différentes, et si chez Franz et Albert de grossiers instincts se manifestent, on sent tout de suite chez Ottnit la trempe d’un héros. Vous devinez à son premier aspect un de ces personnages qui, dans ces drames de l’histoire auxquels la fatalité préside, sont appelés à faire revivre en eux les races destinées à périr.


(Une vaste salle du château de Marbourg ; Franz est assis devant une table et déjeune.)

« FRANZ. — Aussi longtemps que mon père a vécu, j’ai souhaité d’être mon propre maître ; aujourd’hui me voilà libre, et je ne sais que devenir. (Entre Ottnit, son arbalète dans une main, et portant de l’autre un coq de bruyère qu’il vient de tuer.)

« OTTNIT. — Vois, frère, un coq de bruyère ! Vive Dieu ! c’est avoir du bonheur, le premier qu’on ait encore vu dans la contrée ! à peine l’aube commençait à poindre, l’ivresse d’amour le tenait si fort qu’il n’y voyait goutte ; il s’est laissé surprendre. Je veux planter à mon bonnet ses plus belles plumes, (A part.) Mieux encore, les offrir à Jutta, ma bien-aimée, pour qu’elle en orne les feuillets de son missel.

« FRANZ. — Quel goût a cet oiseau ? Est-ce bon à manger ?

« OTTNIT. — Bon à manger ! Que m’importe ? Quelle heure est-il ?

« FRANZ. — l’horloge vient de sonner quelque chose, mais si lentement que, pendant qu’elle sonnait, j’ai oublié ce qu’elle sonnait.

« OTTNIT. — Paresseux ! voilà tantôt cinq heures que je bats la forêt, et je te retrouve à peine habillé !

« FRANZ. — Celui qui dort ne pèche pas. D’ailleurs je ne sais que faire de mon temps. L’air du matin avec sa fraîcheur me fait bâiller, et quand je suis là tout seul à déjeuner, les jambes étendues sous la table, il me semble qu’à force de m’étirer, mes membres s’allongent. (Entre Albert, enveloppé d’une ample robe de chambre. Il se parle à lui-même et s’assied dans le fauteuil de l’aïeul.)

« ALBERT. — Ouf ! huit heures ! l’heure à laquelle j’aidais mon père à s’habiller. Avec quelle bonhomie, quand il était content, il me donnait les croûtes du son pain qu’il ne pouvait plus mordre ! Hélas ! maintenant j’ai sa défroque pour me vêtir, son fauteuil pour me prélasser, et quand je me suis