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de ses sujets, non plus que de l’orage qui déjà grondait parmi eux contre lui et ses vassaux. Les choses en étaient à ce point, lorsqu’un soir le landgrave, s’étant égaré à la chasse, vint frapper seul et sans escorte à la hutte d’un forgeron de Ruhla, village situé dans la montagne, aux environs d’Eisenach. Et comme à la vue de cet homme d’armes le forgeron fronçait le sourcil : « Je suis, lui dit Louis, un veneur de la suite du landgrave, j’ai perdu mon chemin, la nuit est noire en diable, et je vous demande un gîte pour moi et mon cheval jusqu’à demain. » Le forgeron, à ces mots, devint plus sombre, et d’une voix sourde où frémissait l’accent d’une haine concentrée : « Fi ! murmura-t-il, comment osez-vous prononcer un pareil nom sans vous essuyer la bouche aussitôt ? L’hospitalité, je vous la donne, mais point, croyez-le bien, en faveur de qui vous la réclamez, Menez votre cheval à l’écurie, vous y trouverez de la paille pour vous étendre, car chez nous autres, pauvres gens, il n’y a pas de lit. » — Le landgrave fit comme on lui disait de faire ; mais il eut beau se retourner, le sommeil ne vint pas ; la sentence du forgeron lui travaillait l’esprit. Pendant ce temps, l’artisan s’était remis à l’œuvre, il battait l’enclume à coups redoublés, et s’écriait en maugréant : « Courage donc, Louis, cœur de poule ! endurcis-toi ! endurcis-toi ! » Puis, s’il suspendait quelques instans sa rude besogne, c’était pour raconter à ses compagnons les exactions des nobles et la pitoyable indifférence du landgrave à l’endroit des horribles traitemens infligés par eux au peuple. « Honte, poursuivait-il en plongeant le fer dans l’eau pour le durcir, à qui voudrait vivre sous un pareil maître, incapable de maintenir ses grands vassaux ! l’un pille votre maison, l’autre vous prend votre fille, un troisième vous ouvre la veine en manière de plaisanterie pour vous barbouiller la figure avec votre propre sang ! Ventre-Dieu ! Louis, cœur de poule ! endurcis-toi ! et tâche enfin de te montrer à nous ici que ce fer que nous battons ! »

Or Louis entendit tout, et la leçon, — soit qu’elle vint d’une âme naïve et simple, frémissant sous le coup d’une récente injure, soit, comme certains chroniqueurs le prétendent, qu’elle fut malicieusement adressée à qui de droit, — la leçon ne fut point perdue. Au jour naissant, Louis remercia son hôte et s’éloigna ; mais combien en quelques heures il s’était transformé ! Une nuit avait suffi pour changer la nature accommodante et bénigne du landgrave, et faire du roseau flexible une verge de fer. À dater de cette époque, Louis fut intraitable et devint pour ses grands vassaux un si terrible justicier, que ceux-ci entreprirent de briser sa puissance. Au premier signal du soulèvement, Louis lève une armée dont tant de malheureux délivrés par lui s’empressent de grossir les rangs, et c’est avec