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de les avoir châtiées trop sévèrement, car elles furent de même apaisées presque sans déploiement militaire. Le paysan russe ne tient pas contre la force armée : il ne fuit pas lâchement comme les émeutiers anglais devant une troupe de constables ou un piquet de dragons ; mais il ne sait pas se défendre, il se laisse tuer. Au reste, il n’a point d’autres armes que sa hache ou une faux, et ces moyens d’attaque sont assurément fort insuffisans. Ce qui entrave puissamment d’ailleurs en Russie tout soulèvement populaire, c’est le climat, c’est aussi la distance qui sépare les villages. Il est impossible de méconnaître ces difficultés, pour peu qu’on ait étudié sérieusement le pays[1]. Le gouvernement du tsar aurait-il donné des armes aux serfs, comme il vient de le faire, s’il n’avait pas été sûr de leurs dispositions ? Rien ne contredit plus formellement l’esprit que l’on prête aux paysans russes.

Ce sont presque toujours des motifs de vengeance qui ont provoqué les mouvemens partiels dont nous avons parlé ; ils ne se rattachent à aucun plan général. Quelquefois même ces révoltes se passent sans la moindre effusion de sang. Un fait remarquable qui se produisit en 1850 dans un des gouvernemens de la Petite-Russie caractérise nettement l’esprit d’opposition, plutôt railleur que violent, qui domine souvent dans ces sortes d’agitations. Lassés des mauvais traitemens de leur maître, des paysans de ce gouvernement résolurent de l’en punir, et ils n’imaginèrent rien de mieux que de lui infliger le châtiment dont il avait si généreusement usé à leur égard ; ils le fouettèrent d’importance. Le seigneur ne s’en vanta point : d’ailleurs les paysans avaient exigé de lui un acte par lequel ils engageait

  1. On a beaucoup parlé depuis quelque temps du paysan russe dans nos journaux ; dernièrement encore on lisait dans le Moniteur un article où, s’appuyant sur l’impossibilité de provoquer les paysans russes à seconder par l’insurrection une invasion française dans leur pays, on les déclarait impropres à la liberté. L’auteur de cet article, M. Amanton, dit qu’en 1825 les révolutionnaires russes échouaient complètement lorsqu’ils essayaient de parler politique aux paysans russes. Cela n’est point étonnant : les paysans russes n’entendent absolument rien au catéchisme révolutionnaire ; mais ils n’en apprécieraient pas moins l’avantage de n’être point pressurés et battus injustement, si le gouvernement le leur assurait. C’est au pouvoir que l’initiative de toutes les grandes réformes sociales a appartenu jusqu’à ce jour, et il en sera ainsi pendant longtemps. Une émeute que M. Amanton vit réprimer très promptement à Sébastopol lui fournit l’occasion de déclarer que les paysans russes sont incapables de résister à la force armée ; mais il oublie que la population de Sébastopol est entièrement composée de Tatars. Le menu écrivain affirme que le paysan russe n’est nullement religieux ; cela seul suffirait à prouver qu’il le connaît fort mal. L’incrédulité des campagnards français n’a point pénétré en Russie, il n’y en a même point trace dans les villes. On peut dire que le paysan russe joint à une foi aveugle dans les dogmes de son culte toutes les qualités qui constituent le fond du christianisme, une résignation, un esprit de tolérance et surtout une charité vraiment exemplaires. Qu’on nous permette de citer à ce propos un fait qui confirme cette opinion. Quelques-uns des prisonniers russes qui sont actuellement en France se trouvaient dernièrement employés par un propriétaire du Berry. Une difficulté s’étant élevée entre lui et les travailleurs, il leur dit qu’ils devaient pourtant s’estimer heureux de se trouver en France, au lieu d’être en Crimée. « Non ! lui répondit l’orateur de la lande : en Crimée nous combattons pour notre foi.— Oui, reprit le châtelain, mais vous auriez à supporter une foule de privations. — Le Christ, répliqua le soldat, en a supporté bien d’autres. » Le paysan russe en est encore à cet égard au point où se trouvaient nos serfs au moyen âge. L’opposition politique même prend chez lui un caractère religieux sous le mouvement des sectes, si nombreuses en Russie, se cachent souvent des passions politiques. Ce sont les sectaires qui ont fomenté la seconde révolte des strelitz sous Pierre le Grand. C’est surtout depuis le lègue de Pierre le Grand que le nombre des sectes a augmenté. On peut considérer toutes celles qui se sont formées depuis cette époque comme une véritable protestation populaire contre les changemens apportés par le gouvernement à l’ancien ordre de cluses. C’est Moscou qui en cette qualité est la métropole des sectaires ; seuls, les skoptsi (origénites russes) ont une vénération particulière pour Saint-Pétersbourg. Le travail qui s’opère au sein des sectes demeure secret, il est impossible de savoir si elles tendent à augmenter ou à diminuer ; cependant il est certain que le corps des marchands, qui leur a toujours fourni un grand nombre d’adhérens, commence à se ressentir de l’indifférence en matière religieuse qui se répand en Russie par l’intermédiaire des classes supérieures.