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Le système de temporisation que le gouvernement russe semble avoir adopté ne présente du reste aucun danger pour le moment ; rien n’indique que les serfs soient disposés à enlever de force les avantages qu’on leur concède peu à peu. On a généralement attribué, en Angleterre et en France, une portée excessive aux symptômes d’agitation qui se sont manifestés récemment parmi les serfs russes. On s’empresse trop d’évoquer à ce propos le souvenir de la fameuse insurrection de Pougatchef. Ce vaste embrasement qui menaça toute la Russie orientale était nourri par des élémens tout à fait particuliers. Le plus actif de ces élémens était sans contredit l’esprit de secte dont Pougatchef sut tirer parti avec beaucoup d’habileté. Ce hardi révolutionnaire disposait d’ailleurs d’un grand nombre de Kosaks, hommes aguerris et qui lui étaient fort dévoués. N’oublions pas en outre que le servage avait été établi, peu d’années auparavant, au sein des gouvernemens sur les frontières desquels Pougatchef parut avec ses bandes. Il lui était donc facile d’y recruter des adhérens. Enfin le gouvernement ne put lui opposer, dans les premiers temps, que des forces tout à fait insuffisantes. Aucun soulèvement général n’a eu lieu depuis parmi les serfs russes, et les manifestations tumultueuses auxquelles ils se sont laissé entraîner parfois sur divers points de l’empire ont été facilement réprimées. Pendant le règne de Paul Ier, un officier aux gardes venant de Saint-Pétersbourg avait annoncé dans quelques villages du gouvernement de Tver que l’empereur voulait affranchir les serfs, et des signes d’insubordination s’y manifestèrent ; mais il suffit de démentir cette nouvelle pour rétablir l’ordre[1]. Il en fut de même il y a quelques années dans le gouvernement de Tchernigof et de Simbirsk, dont la population est peut-être la plus turbulente de l’empire. Lorsque le bruit se répandit que le gouvernement voulait abolir le servage, les paysans se portèrent en foule au chef-lieu et y assiégèrent le gouverneur de plaintes contre leurs seigneurs. Une agitation du même genre se déclara dans quelques districts des environs de Yékatérinoslaf ; les paysans serfs se disposaient à émigrer en masse vers les provinces méridionales de l’empire. Les injonctions des autorités locales suffirent encore pour mettre fin à ces manifestations. Quelques insurrections un peu plus sérieuses éclatèrent, il est vrai, sur les confins de la Sibérie, et on a reproché avec raison au gouvernement

  1. Un fait curieux se passa quelques années plus tôt, en 1784, sous le règne de Catherine. Le bruit se répandit à Saint-Pétersbourg parmi les dvorovi (domestiques serfs) que le grand-duc voulait recevoir à Gatchina, son château de plaisance, tous les esclaves qui voudraient s’y réfugier, et qu’ils seraient libres. Dans l’espace de huit jours, plus de huit cents dvorovi se présentèrent à Gatchina. Une fois détrompés, les uns retournèrent chez leurs maîtres, les autres se répandirent dans les bois.