Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/272

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Varvara se leva, prit un pot qui était sur la planche, y versa du kvas, tira du tiroir de la table le reste du pain noir, une salière ébréchée, un couteau, et posa le tout en silence devant son mari. Cela fait, elle alla s’asseoir au fond de la chambre, les bras croisés, et se mit à regarder Antone d’un air attentif. Les deux enfans, qui s’étaient blottis sur le four, vinrent prendre part à ce triste régal ; la vieille avait déjà mangé avec Varvara. Antone reprit la conversation.

« — Eh ! la mère, — dit-il à la vieille, tout en caressant la petite fille qui s’était cramponnée à son cou, — j’espère que voilà des enfans gâtés ! mais il le faut bien ; ils ne reverront plus leur père sans doute et n’auront après moi que misère…

« — Ainsi, lui répondit assez brusquement la vieille, ton frère Yermolaï ne t’a pas donné le moindre signe de vie ?

« — Non, depuis qu’il a été fait soldat, ni lui, ni sa femme ne m’ont donné de leurs nouvelles. Nous en avons demandé à des militaires qui se sont arrêtés dans le village l’année dernière ; ils nous ont dit qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. Ce n’est pas que nous le regrettions, lui : c’était un paresseux et un ivrogne qui vivait à mes dépens ; mais sa femme était douce et travailleuse, oui. Au reste telle était sans doute la volonté de Dieu.

« À peine avait-il achevé, qu’il se renversa contre le mur ; puis sa physionomie douce et naïve s’assombrit peu à peu. Il était facile de voir que tout sentiment de bonheur s’était éteint dans son cœur, mais il semblait craindre de manifester cet abattement devant sa femme, car il la regardait de temps en temps à la dérobée. Il se redressa bientôt et continua en ces termes :

« — Il y avait un temps, vieille mère, où je ne vivais pas plus mal qu’un autre : ma réserve était pleine et mon champ me donnait de bonnes récoltes ; j’avais trois vaches dans mon étable et deux chevaux. Maintenant me voilà trop heureux d’avoir à manger une croûte de pain, et si j’ai quelque chose de mieux, c’est lorsqu’il y a un mort dans le village ; je le veille en lisant des psaumes, et cela me vaut toujours un grivennik[1] ou deux…

« Mais ici il jeta les yeux sur Varvara ; elle s’était caché la figure avec les mains et pleurait. Antone se troubla. — Oui, la vieille, dit-il en élevant la voix, c’est comme ça, et cependant moi et ma femme nous supportons notre sort avec courage, nous ne le reprochons pas au ciel, — et toi, tu le plains toujours ! C’est un crime, car enfin telle est la volonté « le Dieu : la vie est amère pour nous autres paysans, mais il faut s’y résigner…

« Varvara se leva vivement, ouvrit la porte et disparut. À peine fut-elle sortie, qu’Antone reprit en baissant la voix : — C’est, elle qui me tourmente le plus ; elle ne sait pas supporter cela ! Mais je vais m’ouvrir à toi maintenant. Ah ! va, nous sommes perdus, nous et ces enfans ! perdus sans retour. Ce morceau de pain que voilà, eh bien ! c’est amer à dire, mais il n’est pas à nous ; je l’ai emprunté au voisin Stognéï. Trop heureux qu’il me l’ait donné !

« — Et tout ça vient sans doute de l’intendant ? dit la vieille. Vous lui déplaisez sans doute.

« — Si ce n’était que cela, reprit Antone, le mal ne serait pas si grand. Qui est-ce qui lui plaît ? Et cependant ils vivent tous tant bien que mal. Mais il y

  1. Pièce de dix kopeks argent.