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des Beaux-Arts, et le peintre Brulof le compta parmi ses élèves. Dégoûté bientôt de la peinture comme il l’avait été des études militaires, M. Grigorovitch s’engagea dès lors résolument dans la voie qu’il ne devait plus quitter. Sa première nouvelle, le Village, publiée en 1846, révéla à la Russie un talent original. Familier avec la vie populaire et habile à en reproduire les plus humbles aspects, M. Grigorovitch y préludait aux nombreux récits où il devait combattre les abus du servage, en montrant ce que la domination d’un starosta ou maire de village a parfois d’excessif et de tyrannique. L’héroïne du Village était une pauvre jeune fille, une orpheline, à qui le ressentiment d’un starosta enlevait même la sécurité du foyer, puisque le maître de l’orpheline, trompé par des avis perfides, l’unissait à un paysan ivrogne, devenu sans le savoir le brutal instrument des vengeances du starosta. Cette donnée touchante s’encadrait dans des scènes et des descriptions dont la réalité pittoresque faisait reconnaître l’ancien disciple de l’Académie des Beaux-Arts. Il y avait là et on a pu remarquer depuis dans tous les récits de M. Grigorovitch une fidélité d’observation qui tenait du peintre autant que du romancier. Au Village succéda bientôt Antone Gorémyka (Antoine Souffre-Douleur). Cette lamentable histoire, dont nous chercherons plus loin à donner une idée, acheva de fonder la réputation du jeune écrivain. Dès ce moment, ses écrits se suivirent assez rapidement, et aujourd’hui sa carrière littéraire peut se partager en deux périodes, — l’une, de 1846 à 1849, marquée par quelques récits, quelques esquisses rapides ; — l’autre, qui se continue encore et que remplissent des compositions plus étendues. Dans les nouvelles de la première manière de M. Grigorovitch, Babyl[1], le Village, la Vallée de Smédova, le Maître de chapelle Souslikof, Antone Gorémyka, l’action est à peine marquée : le tableau de mœurs se substitue au récit ; mais le but du conteur n’est pas un instant douteux. Ce qu’il s’est proposé, on le devine aisément : il veut nous inspirer l’horreur du servage, et rien ne lui coûte pour éveiller en nous l’indignation qui l’anime. Rien de plus louable assurément. Remarquons toutefois que l’exagération de certaines teintes a, dans les esquisses de M. Grigorovitch, un inconvénient véritable, et que les critiques russes ont relevé avec amertume. L’amélioration du sort des paysans a été dans ces derniers temps une question à la mode en Russie, et quelques écrivains ont trouvé leur compte à flatter la disposition des hautes classes de la société russe à s’apitoyer sur le sort des classes populaires. N’auraient-ils pas dû comprendre que

  1. Babyl, paysan vagabond. C’est en effet un épisode de la vie du mendiant nomade encadré dans un touchant tableau d’intérieur qui sert de thème à cette nouvelle.