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par un morceau de banc, car les patriciens avaient brisé des bancs qui se trouvaient là pour les jeter à la tête de Gracchus et de ses amis. Les récits les plus hostiles n’accusent ceux-ci d’aucune violence. Ce fut donc une émeute patricienne. Des assommeurs patriciens dépêchèrent ainsi contre toute légalité l’homme qu’ils redoutaient.

Quelle plus touchante histoire que celle des Gracques ? Tiberius Gracchus a été massacré. Son héroïque mère, Cornélie, porte son deuil et vit dans une retraite profonde ; mais elle ne détourne point Caïus, son autre fils, de suivre le même dessein et de s’exposer pour la même cause à un sort semblable. Au contraire, elle l’entretient dans les sentimens que la mémoire sacrée d’un frère lui inspire. Caïus devait succomber à son tour à peu près de la même manière. Seulement la scène tragique est transportée du Capitole sur l’Aventin. Cette fois il y eut une lutte violente. Caïus Gracchus savait comment les meurtriers de son frère répondaient à des discours. Vaincu, il se réfugia dans le temple de Diane, là où est aujourd’hui l’église de Sainte-Sabine, et, s’étant mis à genoux (ce trait est à noter au sein du paganisme), il demanda à la déesse qu’en raison de leur ingratitude et de leur trahison, les Romains ne fussent jamais libres : cette prière du désespoir devait être exaucée ; puis il tâcha de fuir. Il avait des amis dévoués. L’un, Pomponius, je me garderai bien de ne pas le nommer, fit face aux adversaires vers la porte de la ville, l’autre, nommé Laetorius, sur le pont de bois, renouvelant presque, pour défendre son ami, l’exploit d’Horatius Coclés, que ce pont rappelait. Le fugitif, suivi d’un seul esclave dont le nom était Philocrate, parvint jusqu’au bois des Furies, sur la rive droite du Tibre. C’est là que l’esclave Philocrate, par son ordre, lui donna la mort et se tua sur le corps de son maître. Je ne sais si Caïus Gracchus invoqua les divinités du lieu, mais depuis ce jour, qui ouvrit l’ère des guerres civiles, elles se déchaînèrent sans pitié sur la république romaine.

Si le lecteur trouvait quelque émotion dans ce récit, c’est qu’en le traçant je me rappelais, en présence de l’Aventin et du Capitole, une leçon d’histoire romaine que j’ai entendue il y a vingt-cinq ans de la bouche de Niebuhr à l’université de Bonn. Niebuhr n’était pas révolutionnaire : la révolution de 1830, dont il s’était exagéré les périls, a en partie causé sa mort ; mais Niebuhr aimait la liberté. L’âme de cet homme, dont l’érudition avait quelque chose de fabuleux, était vive et tendre. Au milieu de ses discussions subtiles et profondes sur les points obscurs de l’histoire romaine, quand il arrivait à une belle action ou à une belle mort, le professeur s’attendrissait. On sentait que ce savant avait un cœur. Je n’oublierai jamais