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brement qui est la conséquence de cette anarchie, c’est ce rapt concerté et exécuté par trois gouvernemens, comme si le malheur ou la faiblesse d’un pays autorisait à se partager ses dépouilles.

Il est resté de curieux témoignages des sentimens dans lesquels les auteurs du partage de 1772 accomplirent cet acte. Catherine de Russie marchait dès longtemps à son but, intervenant par tous les moyens, revendiquant une sorte de protectorat, pratiquant en un mot la même politique que ses successeurs ont pratiquée depuis à l’égard de la Turquie. S’il ne suggéra pas le premier la pensée du partage, le roi de Prusse, le grand Frédéric, saisit du moins l’occasion aux cheveux, comme il le dit. Marie-Thérèse d’Autriche est la seule qui ressent quelque trouble de ces combinaisons ténébreuses. On dirait que le souvenir de Vienne sauvée par Sobieski lui revient comme un remords. Elle signe ce partage, « puisque tant de grands et savans personnages veulent qu’il en soit ainsi ; mais longtemps après ma mort, dit-elle, on verra ce qui résulte d’avoir foulé aux pieds tout ce que jusqu’à présent on a tenu pour juste et pour sacré. » Il y a près d’un siècle déjà que ce premier partage s’est accompli « très paisiblement, » comme le disait Frédéric, et toutes les fois que l’Europe s’agite, elle souffle de cette vieille blessure, qui se rouvre aussitôt. Ce spectre de la Pologne se relève et vient embarrasser ceux qui se sont distribué ses dépouilles. Jamais peut-être il n’y eut plus terrible exemple de ce qu’il en coûte pour tuer un peuple qui ne veut pas mourir. Et qu’on remarque bien ici comment le droit se confond avec l’intérêt le plus évident, le plus positif. Il y avait au nord une barrière entre la Russie et l’Europe ; cette barrière a été supprimée. Ce jour-là, l’équilibre de l’Europe a été rompu, et il n’est point rétabli encore. L’Autriche et la Prusse ont cru agrandir leurs domaines ; elles n’ont fait que travailler au profit de la Russie en la rapprochant de l’Allemagne. C’est depuis ce moment que la Russie a étendu son influence sur les états germaniques, captant les uns, neutralisant les autres. En cet instant même, si l’Autriche se sont faible en Gallicie, à quoi cela tient-il, si ce n’est à la proximité de la Russie ? À quoi tiennent les tergiversations de la Prusse, si ce n’est à la crainte secrète de se voir envahir par les provinces polonaises ? Pour l’Autriche et la Prusse, cette spoliation a été une faiblesse ; pour la Russie seule, elle a été un agrandissement. On voit que tout n’est point vérité dans ce mot de Frédéric au sujet du partage : « Tout dépend des occasions et du moment où les choses se font ! »

Certes, s’il est un tableau éloquent et fait pour parler à l’imagination, c’est celui de tous ces peuples qui sont les acteurs du drame de la civilisation et qui remplissent la scène de leur gloire, ou de leurs malheurs. Tout change et se renouvelle en eux ; une seule chose reste immuable, c’est le ciel qui éclaire tous ces contrastes ou ces évolutions d’une même destinée, et qui semble faire partie aussi de l’histoire de certains pays. M. Antoine de Latour a visité l’Espagne avec le sentiment délicat et fin de tous ces contrastes de la vie d’un peuple. Il ne ressemble pas à beaucoup de voyageurs, il s’occupe à peine du présent, ou du moins il ne le cherche pas dans ce tourbillon d’événemens et de crises qui s’élève de temps à autre à la surface. L’auteur des Études sur l’Espagne n’est point un statisticien, un économiste