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fut conclu. Le terrassier revêtit l’uniforme de marin, et passa ses membres grêles dans les larges pantalons et la large jaquette. Le pauvre Israël endossa de son côté la livrée de la misère, emblème véritable des privations qu’il allait avoir à endurer. L’habit était composé de pièces et de morceaux de couleurs différentes ; les pantalons bâillaient au genou, pareils à la gueule entrouverte d’un chien ; les talons des longs bas de laine s’ouvraient comme une tirelire. Ainsi accoutré, Israël paraissait avoir quatre-vingts ans, car l’adversité pesait sur lui, et l’adversité, qu’elle vienne à dix-huit ou à quatre-vingts ans, est la véritable vieillesse de l’homme. Son nouvel habit était en parlait accord avec sa nouvelle destinée.

Le vieillard lui indiqua la route qu’il devait suivre pour aller à Londres, dont il était éloigné de soixante à soixante-dix milles ; il lui apprit aussi que toute la campagne était couverte de soldats à la recherche des déserteurs de l’armée et de la marine. Après avoir solennellement enjoint au terrassier de ne pas prononcer un mot sur sa personne, Israël se remit en marche, et fit environ trente milles dans cette journée. Lorsque la nuit fut venue, il se glissa dans une grange, espérant y trouver du foin et de la paille pour se reposer ; mais on était au printemps, et depuis longtemps paille et foin étaient épuisés. Israël dut donc se contenter d’une peau de mouton qu’il rencontra dans la grange, et sur laquelle il dormit jusqu’à l’aurore d’un sommeil agité et interrompu.

Au point du jour, il reprit sa marche et se trouva bientôt dans les rues d’un village considérable. Pour mieux se déguiser, il se confectionna une grossière béquille et feignit de boiter. Un roquet taquin l’accompagna pendant tout le trajet d’un jappement continuel, irritant, propre à faire naître le soupçon, si bien que le pauvre Israël eut bonne envie de lui imposer silence avec sa béquille ; mais il se retint en réfléchissant que peut-être n’entrait-il pas dans le rôle d’un pauvre mendiant boiteux d’être aussi susceptible.

À quelques milles de là, il arriva dans un second village, et pendant qu’il le traversait, il fut soudainement accosté par un véritable boiteux, tout en haillons, qui lui demanda d’un air sympathique la cause de son infirmité.

— Une sueur froide, dit Israël.

— Juste mon cas, répondit l’autre ; mais vous êtes plus boiteux que moi, ajouta-t-il avec un air de satisfaction, en examinant la démarche d’Israël, qui s’éloignait au plus vite. Qu’est-ce qui vous presse donc, et où allez-vous ?

— A Londres, répondit Israël en se retournant et en envoyant du fond de l’âme son interlocuteur à tous les diables.

— Vous allez mendier à Londres ?… Eh bien ! bonne chance.

— Je vous en souhaite autant, répondit poliment Israël.