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« Oui, » en tremblant. Nous entrâmes. Nous vîmes tous une grande table entourée de seize juges avec de grands livres devant eux. Au milieu d’eux, on voyait un jeune roi, la couronne sur la tête et le sceptre dans la main. À droite se tenait un majestueux seigneur ; à gauche était un vieillard de soixante-dix ans environ. De temps en temps, le jeune roi faisait signe de la tête, et alors ces nobles juges frappaient d’une main sur leurs livres, et j’aperçus à quelque distance de la table des billots dressés et des bourreaux qui décapitaient les victimes l’une après l’autre, si bien que le sang commençait à couvrir tout le plancher… c’étaient presque tous de jeunes seigneurs qui périssaient de la sorte. Enfin en détournant mes regards, j’aperçus derrière la table, dans le coin de la salle, un trône presque abattu, et, tout à côté, un homme d’une quarantaine d’années, qui semblait le chef de l’état. Je tremblai à cette vue, je me retirai un peu vers la porte, et je criai : « Dieu du ciel ! quand est-ce que tout cela doit arriver ? » Je n’obtins pas de réponse. Je criai de nouveau ; pas de réponse ; seulement le jeune roi fit plusieurs signes de tête, et les nobles juges frappèrent fortement sur leurs livres. Je criai de nouveau et plus fortement : « O mon Dieu ! quand est-ce que tout cela doit arriver ? Aie pitié de nous, grand Dieu ! » Alors le jeune roi me répondit : « Rien de tout cela n’arrivera pendant ta vie, mais bien pendant le règne de ton sixième successeur. Il sera du même âge et de la même figure que tu me vois aujourd’hui ; son tuteur ressemblera à ce prince qui est debout ici, et le trône, pendant les dernières années de sa régence, sera précipité vers sa ruine par quelques jeunes membres de la noblesse. Mais le régent, après avoir persécuté le jeune roi, prendra en mains sa cause, et ils relèveront le trône, ils le fortifieront ; jamais la Suède n’aura eu un si grand roi, jamais elle n’aura été si prospère… La dette sera éteinte, le trésor public regorgera… ; toutefois, avant que ce règne ne s’affermisse, il y aura un grand massacre, ici qu’on n’en aura jamais vu et qu’on n’en verra jamais de semblable. Toi qui règnes aujourd’hui sur la Suède, transmets à ce roi ces célestes avertissemens. » Après ces paroles, tout s’effaça, et nous revîmes la salle des états dans sa solitude accoutumée. Nous remontâmes dans mon appartement, et je consignai dans cet écrit, du mieux que je pus, tout ce que je viens de raconter. Cela est arrivé de tout point comme je l’ai écrit. Je l’affirme sur mon serment : puisse Dieu assister mon corps et mon âme, comme il est vrai que j’ai dit la vérité !

« CHARLES XI, aujourd’hui roi de Suède[1]. »


Tels sont ces deux documens, à coup sûr fort bizarres. Ils ont été écrits au plus tard dans les premières années du siècle, car ils se trouvent dans les portefeuilles manuscrits d’un écrivain célèbre en Suède, Höppener, qui mourut en 1804, et dont les papiers sont conservés à la bibliothèque royale de Stockholm. Des notes expliquent certains détails, probablement conformes à la version adoptée par l’opinion publique. Suivant ces notes, le jeune roi dont parle le certificat n’est autre que Gustave IV ; le majestueux seigneur est le vénérable

  1. Cette relation est suivie d’une attestation qui la confirme et qu’ont signée C. Bielke, grand-chancelier, U. V. Bielke et Oxenstierna, ministres d’état, et P. Gransten, concierge de la salle des états.