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et ils ont planté leur drapeau victorieux sur cette ville réputée inexpugnable. Ainsi se précipitait cette catastrophe. L’énergie du général Pélissier a singulièrement contribué à ce prompt dénoùment, on n’en peut douter, et il vient de recevoir justement le grade de maréchal de France. D’autres chefs de notre armée se sont illustrés déjà dans cette guerre. L’un des plus éminens, sans contredit, est le général Bosquet, qui a eu l’habileté ou la fortune de décider la victoire partout où il a été, à l’Aima, à Inkerman, au mamelon Vert, au dernier assaut, tandis qu’il n’était point à la première attaque de Malakof.

Maintenant quelles seront les conséquences immédiates de cette soudaine péripétie de la guerre ? On ne peut certes rien prévoir encore. L’armée russe, se sentant menacée, abandonnera-t-elle le nord de Sébastopol, où elle s’est réfugiée, comme elle a abandonné le sud, et se repliera-t-elle vers Perekop ? Alors la Crimée tombe tout entière par le fait entre les mains des alliés. L’armée du prince Gortchakof se renfermera-t-elle, au contraire, dans les positions du nord pour s’y défendre jusqu’au bout ? Ici, c’est un autre ordre d’opérations qui commence ; la situation des Russes peut devenir critique, et ils seront probablement contraints à la retraite, qu’ils n’auront point opérée volontairement. Il resterait, il est vrai, une autre hypothèse. Éclairée par les derniers événemens, la Russie ne sentira-t-elle pas la nécessité de souscrire à une paix telle que l’Europe puisse l’accepter aujourd’hui après ses sanglans sacrifices ? Si elle ne consultait que les résultats de la guerre jusqu’ici, elle ne pourrait évidemment être très encouragée à poursuivre cette lutte terrible. Qu’on résume un instant ce que lui a valu sa tentative audacieuse contre l’empire ottoman et mieux encore contre le droit européen. Elle a commencé la guerre en envahissant les principautés, et là elle a eu l’humiliation d’être vaincue par les Turcs ; elle a échoué devant Silistrie, et finalement elle a été obligée de se retirer derrière le Pruth. La campagne de Crimée une fois commencée, la Russie a eu à essuyer les défaites de l’Aima, d’Inkerman, de la Tchernaïa ; la ville de Sébastopol n’est plus qu’un débris fumant. Eupatoria, Kertch, leni-kalé, sont au pouvoir des alliés. Nos escadres sont maîtresses de la Mer-Noire et de la mer d’Azof : la flotte russe n’existe plus. Dans la Baltique, l’an dernier c’était Bomarsund qui tombait devant nos armes, cette année c’est Svéaborg qui est livré à la destruction. Dans l’Océan-Pacifique, les vaisseaux et les soldats du tsar viennent récemment encore d’être contraints d’évacuer Petropaulowski, dont les fortifications ont été détruites par les escadres alliées.

La Russie est cernée de toutes parts. Plus que toute autre puissance, elle est atteinte par la guerre dans ses intérêts paralysés, dans son commerce, auquel le monde est fermé. En Finlande, dit-on, les populations ont cruellement soufiert durant cette campagne. Voilà de quel prix la Russie a payé jusqu’ici l’impatience d’ambition de l’empereur Nicolas et l’opiniâtreté dans une faute ! Ces ruines ensanglantées dont parle le prince Gortchakof ne rendent-elles pas plus palpable la fatalité qui a conduit le cabinet de Saint-Pétersbourg à refuser la paix proposée à Vienne avant que sa ville de la Mer-Noire fût détruite, avant que sa flotte tout entière eût disparu ? Aujourd’hui cette question de la paix se présente de nouveau à la réflexion des hommes d’état