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littoral de l’Aunis passent successivement à l’état de marais-gâts, c’est-à-dire abandonnés par la mer, non pas que celle-ci se retire, mais bien parce que le sol se soulève réellement. C’est le contraire du sens exprimé par le fameux vers d’Ovide

Crescunt terræ decrescentibus undis.
Et la terre s’accroît par le décroît des eaux.


Le vers français est, je crois, de Chapelain. Je le répète, le sol mobile s’est soulevé. Il en est de même à Brouage, petite ville forte du temps de Richelieu, et d’où la malaria a chassé tous les habitans. Les murs de la ville portent encore les anneaux où s’amarraient les vaisseaux de Louis XIII; mais les fossés ne pourraient admettre aujourd’hui que de faibles barques, et encore au moment de la haute mer. Parmi les innombrables autorités que je pourrais invoquer sur l’Océan comme sur la Méditerranée, je prends le passage du continent dans l’île de Noirmoutiers, passage facile aujourd’hui même avec un cheval ou un âne, et qui, du temps de Henri IV, était parfois fort dangereux. C’était au point qu’un soir, se disposant à s’embarquer pour l’île, où l’attendaient une société choisie de dames et de seigneurs, une chère excellente et une belle partie de jeu, le roi fut forcé de passer la nuit très mal à l’aise dans la cabane du batelier, malheureux de l’incommodité présente comme du regret des jouissances qu’il n’avait qu’en perspective. Le fait géologique du changement d’état de ce passage acquiert une certitude complète par la connaissance du caractère du personnage, que tout le monde sait avoir été aussi brave que vicieux.

On ne saurait trop répéter du reste que les grandes catastrophes, les changemens universels n’ont lieu qu’à des époques prodigieusement éloignées les unes des autres. Pour former les dépôts qui séparent les époques antérieures à la nôtre, il a fallu des millions de siècles, et comme la dernière catastrophe ne date que de six mille ans, le genre humain peut être rassuré pour longtemps encore, sauf les petits soulèvemens, les petites rechutes, les petites dislocations locales, les petits retours à l’équilibre, qui ne sont rien pour l’immense nature, mais qui sont beaucoup pour l’homme, qui n’est grand que par l’intelligence.

Les astronomes et les physiciens, qui ont conquis le monde des infiniment grands et celui des infiniment petits par la précision inconcevable de leurs moyens d’observation, se plaignent universellement de l’instabilité de la terre. Depuis l’Allemagne jusqu’en Amérique, depuis l’Inde jusqu’à la pointe méridionale de l’Afrique, en Angleterre, en France, en Italie, les lunettes et les niveaux décèlent un sol flottant, comme le serait le vaste pont d’un vaisseau de guerre dans un port calme. On voit l’étoile polaire troublée dans sa distance au pôle par d’inexplicables oscillations, dont l’instabilité bien avérée de nos continens nous dévoile aujourd’hui la cause. Et qu’on ne croie pas que ces minimes causes d’erreurs soient de peu de conséquence pour les