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triomphant sans le secours de son initiative ou bien écarté sans l’intervention de sa prévoyance, et des deux parts son crédit ruiné. Il offrait enfin la vivante et pitoyable image d’un diplomate pris au piège et, suivant le langage officiel, très fortement compromis.

Le général Wrede quittait Paris ce jour même, le 30 juin, laissant ce trait dans le cœur de M. de Lagerbielke. Le malheureux ministre passa, comme on pense, une mauvaise nuit. Il lui fallait à tout prix connaître les dispositions de l’empereur au sujet de la nouvelle candidature; on saurait ensuite comment se diriger et comment agir. Quelques heures plus tard précisément M. de Lagerbielke devait se rendre à la fête donnée par le prince de Schwarzenberg à l’occasion du mariage impérial. Le ministre des affaires étrangères s’y rendrait certainement. En effet, au milieu du bal, dont l’éclat était rehaussé par la présence de Napoléon, M. de Lagerbielke parvint à joindre le duc de Cadore; il l’aborda d’un air contraint et piteux, mais, forcé de rompre la glace et poussé par l’inévitable nécessité, il lui demanda ce que l’empereur pensait de l’affaire qu’il savait bien. Le duc répondit que le général Wrede l’avait seulement informé de la singulière entreprise du lieutenant Mörner et qu’il n’en savait pas beaucoup plus, que la manière dont cette proposition avait été faite ne pouvait ni ne devait être approuvée par l’empereur (paroles qui mettaient quelque baume sur la blessure du diplomate), que d’ailleurs sa majesté laisserait aller les choses... Ces derniers mots étaient bien vagues, et le duc détournait déjà la tête pour écouter ou saluer ailleurs; M. de Lagerbielke devint pressant et n’obtint d’autre réponse que celle-ci : « J’ignore complètement la pensée de l’empereur à ce sujet. Du reste, sa majesté impériale n’a pas été consultée avant le choix qu’a fait le roi votre maître du duc d’Augustenbourg; il n’est donc pas vraisemblable qu’elle croie convenable d’exprimer ses vues au sujet du prince de Ponte-Corvo, à la candidature duquel elle était fort peu préparée, et dont l’élection n’est encore qu’à l’état de projet... » Mais à peine le duc avait-il prononcé ces paroles, que retentit de toutes parts le cri : au feu[1] ! Déjà la flamme, avec une incroyable rapidité, se répandait dans tous les appartemens. Il ne fallut plus songer qu’à fuir, et M. de Lagerbielke dut renoncer à découvrir cette nuit-là les intentions qui se cachaient sous l’apparente réserve du ministre de Napoléon. Il conclut du silence qu’on lui opposait que l’empereur voulait ménager la Russie, dont Bernadotte serait sans doute plus tard, au profit de la France, le redoutable adversaire. Son

  1. On sait que dans cette triste soirée, au milieu d’un épouvantable désordre, un jeune officier suédois, le baron Ridderstolpe, arracha des flammes aux dépens de sa vie la princesse de Leyen... — Partout alors ces Suédois étaient à nos côtés, et cependant, d’alliés et amis qu’ils voulaient être, ils allaient devenir nos ennemis.